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LETTRES PARISIENNES (1841).


Allons-y, mais sans perdre un frère dans la marche,
Sans vendre à l’oppresseur un peuple gémissant,
Sans montrer au retour au dieu du patriarche,
Au lieu d’un fils qu’il aime, une robe de sang !
Rapportons-en le blé, l’or, la laine et la soie,
Avec la liberté, fruit qui germe en tout lieu !
Et tissons de repos, d’alliance et de joie,
L’étendard sympathique où le monde déploie
L’unité, ce blason de Dieu !…

Roule libre et grossis tes ondes printanières
Pour écumer d’ivresse autour de tes roseaux,
Et que les sept couleurs qui teignent nos bannières,
Arc-en-ciel de la paix, serpentent dans tes eaux !

Après avoir lu : « C’est très-beau, dit madame de G…, mais c’est trop généreux. J’aurais voulu qu’on dît des choses désagréables à ce monsieur. Nous autres femmes, nous n’entendons rien à vos beaux sentiments humanitaires ; nous sommes en toutes choses orgueilleuses, vindicatives, passionnées, jalouses ; c’est là notre seul mérite, nous ne saurions y renoncer. Pour ma part, je professe un égoïsme national féroce, j’en conviens ; j’ai le préjugé de la patrie, et j’aurais aimé à répondre à cet Allemand des vers cruels.

— Moi aussi ! s’écria Alfred de Musset.

— Faites-les donc vite, reprirent en chœur tous les assistants. Venez sur la terrasse, nous allons vous enfermer dans le jardin ; nous vous donnons un quart d’heure. »

On ferma la porte du salon derrière lui, et le jeune poëte alla se promener dans le jardin. On lui avait donné tout ce qu’il lui fallait pour travailler, — du papier, des plumes et de l’encre ? — Fi donc ! on lui avait donné deux cigares. Au bout d’un quart d’heure, il frappa à la porte, on lui ouvrit. Les cigares étaient consumés, les vers rimés ; les voici :

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand,
Il a tenu dans notre verre.
Un couplet qu’on s’en va chantant
Efface-t-il la trace altière
Du pied de nos chevaux, marqué dans votre sang ?

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.
Son sein porte une plaie ouverte,