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LE VICOMTE DE LAUNAY.

À propos de conversation, une femme du monde, célèbre par sa brillante causerie, nous disait hier une méchanceté bien spirituelle, en parlant d’un homme qui a de grandes prétentions à l’esprit, et qui fait de nobles mais pénibles efforts pour en montrer. « Vous ne savez pas ? disait-elle, ce pauvre M. de X…, il a dit l’autre jour un mot charmant : ça m’a fait bien plaisir, il y avait si longtemps qu’il en avait envie ! » En effet, il y a dans le monde des malheureux coureurs d’esprit qui ont bien envie de dire de jolis mots et qui n’en trouvent pas : peut-être cela vient-il de ce qu’ils en cherchent. L’esprit, comme l’amour, n’a de charme que lorsqu’il est involontaire. En général, on fait grand cas de la volonté, on admire une belle volonté. Nous, au contraire, nous n’admirons que l’involontaire, parce que l’involontaire, c’est l’inspiration.

Une aventure assez étrange est arrivée il y a quelques jours sur la place de la Madeleine. M. de P… avait dans sa cour un jeune sanglier, pris dans le bois de ***, qui allait être transporté à ***, terre de M. de P… ; mais traverser Paris sans visiter Paris, c’est un véritable chagrin, même pour un sanglier. On a beau être sauvage, on veut connaître sa capitale, et d’ailleurs, plus on ignore, plus on est curieux. Bref, l’habitant des forêts a trouvé moyen de s’échapper du sac et de la cour où il était renfermé. Il s’est élancé sur le boulevard, on l’a poursuivi ; il a tourné autour de la Madeleine et s’est dirigé vers la rue Royale ; il se disposait à aller admirer l’obélisque, mais les gens qui le poursuivaient, l’ayant dépassé, lui ont barré le chemin, il a été forcé de prendre la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Curieux de visiter les riches magasins qui font de cette rue un bazar magnifique, notre espiègle est entré dans plusieurs boutiques, entre autres chez Houbigant, où il a fait, dit-on, d’assez nombreuses et de très-violentes emplettes. Après avoir choisi quelques brosses excellentes dont il ne savait que trop l’histoire, après avoir répandu sur lui quelques flacons d’essences à la mode, il a repris sa promenade vagabonde à travers les rues ; et les passants, et les chiens aussi, s’étonnaient de sentir un si doux parfum de vétyver, d’iris, d’ambre et de vanille sur les traces d’un sanglier.