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LETTRES PARISIENNES (1841).

de telles injustices, il est permis de s’en indigner… jamais d’en rire.

Quant aux prétentions politiques des hommes littéraires, nous partageons l’opinion commune, même avec plus de générosité, car si nous défendons au poëte de se prosifier dans le tripotage des affaires, nous permettons à l’homme politique de s’idéaliser dans le culte des arts et de la littérature. Cependant il est des époques extraordinaires où les penseurs perdent leur droit de rêverie et d’oisiveté. Nous aussi nous disons au poëte : « Laisse voguer en paix la barque ; laisse ramer les matelots ; viens t’asseoir sur le pont, c’est ta place ; écoute le murmure des vagues, regarde le ciel étoilé ; admire, respire, pense, aime, chante et prie… voilà ta mission, voilà ton destin ; accepte-le avec joie, il n’en est point de plus beau… » Mais quand la barque est en péril ; quand les matelots enivrés, se querellant sur le choix du port, se battent au lieu de ramer ; quand l’écueil menace, quand l’orage gronde, alors, alors nous crions au poëte : « Réveille-toi ! ton doux repos devient un crime ; ne chante plus, ta voix est faite aussi pour commander : qu’elle résonne dans la tempête ! qu’elle pénètre dans la révolte ! Rejoins les matelots, va te mêler à leurs querelles pour les apaiser, à leurs travaux pour les encourager ; saisis l’aviron, donne l’exemple, sauve la barque bien-aimée qui porte tous les biens de ton cœur, tous les trésors de ta gloire, ta mère et tes amours, ton pavillon et ta lyre ! »

Oui, sans doute, quand les rois luttent entre eux pour des provinces, quand les peuples se brouillent pour des ressentiments passagers, sans doute le poëte doit garder une superbe indifférence et dédaigner les vainqueurs ; mais quand les nations en délire s’entr’égorgent dans les ténèbres pour des idées, quand le combat qui fait couler le sang est tout intellectuel, le poëte n’a plus le droit de s’abstenir ; il faut qu’il apparaisse dans cette nuit fatale, rayonnant de tous ses rayons ; il faut qu’il fasse entendre au-dessus de ces clameurs insensées, comme une symphonie éclatante, tous ses accords ; il faut qu’il verse sur ces blessures envenimées, comme un baume généreux, toute sa charité ; il faut qu’il donne à ces périls tout son courage, à cette cause sacrée toute sa foi. Le pouvoir de dompter la