Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/165

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
157
LETTRES PARISIENNES (1841).

et, pour nous entraîner à plaindre les malheureuses femmes que leurs maris voudraient priver de la gloire d’écrire, la Phalange nous demande ce que nous dirions au tyran farouche qui voudrait nous empêcher de faire des feuilletons. Ce que nous lui dirions ? Grand Dieu ! nous le bénirions mille fois ; nous l’appellerions libérateur, ce tyran farouche qui nous délivrerait d’un si grand supplice, et nous ferions tout de suite des vers en son honneur. — Et s’il ne veut pas que vous publiiez ces vers ? — Eh bien ! nous les jetterions au feu comme ceux que nous avons commencés il y a un an, il y a six mois, il y a huit jours. Vous croyez donc, vous autres, que les poëtes chantent pour vous ? Ah ! le public ! le public, c’est un vieux fat qui s’imagine toujours qu’on ne pense qu’à lui !


LETTRE DOUZIÈME.

Une fête à Boulogne. — Le trait d’un homme d’esprit.
30 mai 1841.

C’était le 26 mai 1841. Ayant achevé tous nos préparatifs de voyage, nous partîmes à huit heures trente-cinq minutes du soir. Nous traversâmes la capitale, que le gaz éclairait déjà de tous côtés, et nous n’aperçûmes rien sur notre passage qui dût nous faire présager les événements extraordinaires auxquels il nous était donné d’assister. Dans les rues, les fiacres de toutes formes et de tous âges circulaient librement. Dans les magasins, les commis étaient occupés à replier leurs étoffes que les mille caprices de la journée avaient impitoyablement chiffonnées. Sur les boulevards, les jeunes gens se promenaient le cigare à la bouche, la canne à la main. Dans les Champs-Élysées, les marchands de coco vendaient de la limonade, les limonadiers vendaient de la bière. Les aveugles chantaient accompagnés de leur chien. Tout était dans l’ordre, et la vulgaire insignifiance de ces tableaux était loin de nous préparer à la singularité, à la fantasticité du spectacle qui nous attendait.

Nous nous dirigeâmes vers le bois de Boulogne, que nous traversâmes dans toute sa longueur, dont nous déplorâmes les