Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/162

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
154
LE VICOMTE DE LAUNAY.

peuple a pris au sérieux ces prétendues dévastations ; il s’est accoutumé à regarder la chasse comme un fléau, ce qui l’a empêché d’observer que ce fléau était un bienfait. Les paysans ne commencent à faire cette découverte que précisément depuis que ce fléau a cessé de ravager leurs campagnes : car ce fléau a pour avantage de changer pendant la saison des chasses en bruyantes capitales les plus minces villages ; on y mène grand train, on y fait grand bruit, c’est un mouvement continuel de courriers, de chevaux de selle, de voitures de poste ; les élégants voyageurs y arrivent de tous côtés ; la plus petite chambre s’y paye un prix fou, la plus méchante omelette y vaut de l’or. On y donne des fêtes improvisées et l’on n’épargne rien dans ces fêtes-là ; on y fait toutes sortes d’extravagances, et toutes les extravagances sont généreuses ; les étourdis savent si grandement réparer leurs maladresses ! les vrais princes savent si noblement dévaster ! Demandez plutôt aux fermiers des environs de Chantilly : comme ils regrettent amèrement ce que leur rapportait la vénerie de M. le duc de Bourbon ! Le moindre dommage était payé cinq ou six fois sa valeur ; beaucoup de cultivateurs ensemençaient pour le dégât, et quelquefois deux ou trois arpents de terre servant, par leur position, de gaignage habituel aux animaux, rapportaient plus qu’une ferme en Beauce. Ah ! la chasse, la chasse ! on a beau dire, ce fléau-là avait du bon. Et si les petites villes frontières l’osaient, elles adresseraient aux Chambres de nombreuses pétitions pour obtenir d’être ravagées comme autrefois.

Mais quel prince pourrait s’avouer franchement chasseur aujourd’hui, et se permettre une meute royale ? — Il n’en est point ; une chétive meute constitutionnelle composée de chiens affamés et paresseux, bien ignorants de leur métier et n’ayant de prétentions qu’à l’indépendance, des chiens non plus vassaux, mais citoyens, voilà tout ce que l’on doit avoir, tout ce que l’on peut risquer pour le moment. Plus tard, et quand les fortifications seront élevées, patience, alors on sera plus à son aise et l’on pourra librement chasser toute espèce de bêtes, à commencer par les gens d’esprit !

La mode des paris fait chaque jour des progrès, les paris remplacent le jeu, la pelouse est devenue un tapis vert. Les