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LE VICOMTE DE LAUNAY.

On ne peut pas dormir… Dans les maisons nouvellement bâties, le repos est chose impossible. Les murs sont de minces cloisons qui ne séparent personne. Plus de secret, plus de silence ; on se connaît intimement sans s’être jamais vus. Un enfant méchant qui crie empêche de dormir tous les habitants d’une même maison. Un chien enfermé qui s’ennuie suffit pour troubler le repos d’une centaine de voisins. Un bal au premier, c’est une nuit blanche pour le rez-de-chaussée, le second et le troisième étage. Un père de famille en colère, c’est un orage dans les ténèbres. Après un mois de séjour, on connaît à ne point s’y tromper les goûts, les manies, les défauts de tous ses colocataires. Madame une telle gronde souvent sa femme de chambre ; la petite du second est volontaire comme un démon : les dames du premier ne font que rire toute la journée ; la demoiselle du troisième est malade toutes les nuits, et le cheval du médecin tique d’une manière insupportable. Au dehors le bruit n’est pas moindre : les voitures, les fiacres, circulent jusqu’à trois heures du matin, c’est-à-dire jusqu’à l’heure où les charrettes font leur entrée triomphale dans Paris. Dormir à travers ce tapage, ce n’est pas dormir.

On ne peut pas marcher… Dans les rues et sur le boulevard, la circulation est maintenant impossible. Les jours de pluie, des lacs de boue vous arrêtent de tous côtés ; les jours de soleil, la foule est si pressée qu’on ne peut faire un pas ; et puis, l’invention des ruisseaux près des trottoirs est funeste à toute promenade élégante. Vous pouvez sortir, sans doute, mais à condition de n’aller nulle part ; le moindre cabriolet qui vous dépasse vous éclabousse des pieds à la tête, il n’épargne pas votre chapeau. Rentrez vite chez vous, madame, votre robe si jolie est lamée de boue ; tout le monde vous regarde en riant ; rentrez, vous ne ferez pas de visites aujourd’hui. Marcher ainsi à travers les omnibus, les files de charrettes, les commissionnaires à brancard, les baignoires roulantes, les marchandes de modes à grand carton, les blanchisseuses à grand panier, à travers les mille obstacles que nous avons signalés déjà bien des fois, ce n’est pas marcher.

On ne peut pas prier… Dans les églises, du moins, cela est devenu bien difficile. Les églises sont si remplies de monde,