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LE VICOMTE DE LAUNAY.

à celles qui dépassent l’heure convenable des fêtes ; elles en parlent avec une aigreur incroyable. « Autrefois, disent-elles, on y mettait plus de mesure. — C’est vrai, répondait hier M. de B… à l’une d’elles ; autrefois on dansait jusqu’à sept heures trois quarts, mais jusqu’à huit heures du matin, jamais. » Chose étrange ! à Paris, dans cette ville du plaisir, il est un crime qu’on ne vous pardonne pas : c’est de vous amuser. Les gens qui ont le tort de s’amuser sont des victimes vouées par la sottise à la médisance. On les poursuit de méchants propos, on leur prête toutes sortes d’aventures. S’il leur arrive un malheur, on s’en réjouit avec une affectation cruelle ; on les accuse de tous leurs maux, comme si la ruine, la fièvre et la mort épargnaient les gens qui bâillent toute la journée ! Pauvres esprits joyeux ! on est bien injuste à leur égard. Ils valent pourtant mieux que les autres ; et d’abord comme noblesse d’âme, ils ont un grand avantage pour eux, c’est qu’ils n’envient jamais ceux qui s’ennuient. Cette fureur des êtres languissants contre les gens qui s’amusent nous paraît non-seulement injuste, mais de plus très-impolitique. L’amusement est une des richesses de Paris. Pourquoi les étrangers viennent-ils de tous les pays habiter cette affreuse ville ? Parce qu’on s’y amuse. Pourquoi gémissent-ils lorsqu’on leur ordonne de la quitter ? Parce qu’ils s’y amusaient. Pourquoi la regrettent-ils en tous lieux et toujours ? Parce qu’ailleurs ils ne s’amusent plus. C’est donc une faute, une immense faute que de vouloir étouffer imprudemment la joyeuseté parisienne : c’est ravir au trésor public son revenu le plus certain : c’est tout simplement un crime d’État. Rendre Paris séduisant, enchanteur, irrésistible, tel est, au contraire, le devoir de la société française dans l’intérêt du pays. La bienveillance patriotique devrait être acquise à ceux qui professent la gaieté nationale ; bien loin de les condamner, il faudrait leur voter des récompenses ; on pourrait même compléter l’idée et faire déporter dans une île déserte tous les ennuyeux, comme nuisant à la prospérité du pays.

Amusez-vous donc, ô jeunes femmes ! dansez, valsez, chantez, couronnez-vous de fleurs et soyez belles ! On médit de vous, cela est vrai ; mais on calomnie aussi les autres femmes