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LE VICOMTE DE LAUNAY.

à l’Opéra, dans les concerts publics et particuliers, et puis on sautille toute la nuit dans les bals charmants, plus ou moins intimes, qui durent jusqu’à huit heures du matin : c’est d’étiquette. Ceux qui ne vont que jusqu’à six heures sont des bals manqués ; on n’en parle pas. Quelques maîtres de maison perfides, quand la fête se prolonge par trop, la terminent brusquement par un coup d’État : ils font ouvrir les fenêtres. Alors l’astre du jour, impitoyable et malveillant comme un journaliste, vient plonger dans la salle de bal ses rayons critiques. Il regarde avec un malin sourire tous ces visages démasqués, toutes ces gazes fanées, toutes ces fleurs flétries ; et la troupe joyeuse, effrayée de sa propre image, s’enfuit. Une seule femme, élégante célèbre, reste jolie à cette heure fatale. On s’en étonne, on s’extasie. Le beau mérite ! elle n’a pas encore vingt ans !

Ces petits bals sont en général divisés en deux périodes distinctes, qu’on pourrait appeler la période classique et la période romantique, si ces dénominations n’étaient point trop vieilles. Dans la première période, dans les premières heures du bal, les contredanses, assez confuses, s’animent, mais doucement ; cela veut dire que les jeunes personnes sont en majorité dans la fête, et que les mères prudentes surveillent leurs innocents plaisirs afin qu’ils persistent à être innocents.

Alors les merveilleuses cèdent la place aux jeunes filles ; elles daignent valser, mais elles dansent peu. Plus tard, au contraire, quand les jeunes filles sont enlevées par leurs mères, quand la fête se trouve soulagée du poids énorme de la convenance suprême, c’est-à-dire du respect qu’inspire l’ignorance, la seconde période du bal est proclamée. Les favorites de la mode s’emparent du terrain. Les danses romantiques se dessinent, un aimable abandon succède à une contrainte pénible ; l’orchestre intelligent devient plus sonore ; les conversations, moins bruyantes, deviennent plus intelligibles ; les médisances s’arrêtent, c’est l’heure où chacun parle de soi ; on ne fait plus d’esprit, c’est l’heure où il suffit d’être belle ; et l’on profite de la confiance générale pour paraître avec tous ses avantages bien franchement. Ainsi, par exemple, les femmes qui ont de beaux bras ôtent leurs gants et dansent sans gants,