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LETTRES PARISIENNES (1840).

de chaque maître, sont du plus grand intérêt, surtout celles des deux premières époques, qui donnent les ouvrages les plus célèbres des peintres de cette période de la Renaissance ; ouvrages presque entièrement inconnus en France ; car, dans cette belle patrie de l’intelligence et des arts, tout ce qui concerne les arts et l’intelligence est généralement inconnu, et cela doit être. A-t-on le temps de rien apprendre, de rien étudier dans un pays qui est toujours occupé à faire, à défaire et à refaire son gouvernement ? Et quel gouvernement !


LETTRE DOUZIÈME.

Impossible de vivre à Paris : on ne peut pas manger, on ne peut pas dormir, on ne peut pas marcher, on ne peut pas prier, on ne peut pas aimer, on ne peut pas travailler, on ne peut plus penser. — Un sanglier échappé.
11 avril 1840.

Nous commençons par déclarer qu’il est impossible de vivre à Paris : car vivre, n’est-ce pas, c’est penser, c’est travailler, c’est aimer, c’est prier, et puis c’est aussi marcher, dormir, boire et manger ? Eh bien, on ne peut rien faire de tout cela à Paris !

Comment ! direz-vous, on ne peut pas manger ? — Non, pas en ce moment, du moins ; il n’y a rien… et commander un dîner passable aujourd’hui est le problème le plus difficile à résoudre. — Nous sommes en carême, mangez du poisson. — Eh ! c’est précisément parce que nous sommes en carême qu’il n’y a pas de poisson. Quand tout le monde veut la même chose en même temps, il n’y en a bientôt plus pour personne ; et l’agitation est grande depuis quinze jours dans nos marchés. La moindre friture coûte des efforts prodigieux ; une matelote demande une heure de recherches opiniâtres et des combinaisons profondes ; les ménagères acharnées se disputent une darne de saumon, comme dans les jours de famine les mères éplorées s’arrachent un morceau de pain ; les cordons bleus se disent des injures pour un brochet, et les chefs rivaux se battent en duel pour un turbot. Le gibier ne paraît point, les légumes ne sont encore qu’une herbe tendre. Le printemps est la saison de l’espérance, c’est-à-dire des privations.