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LETTRES PARISIENNES (1841).

Aujourd’hui il y en a plus que jamais ! bien mieux, il y en a partout, et sur tout ; des préjugés qui se croisent, des préjugés mutuels. Eh ! comment voulez-vous que dans un pays de parvenus il n’y ait point de préjugés ? Qu’est-ce donc que la soif de parvenir, si ce n’est le besoin d’atteindre un haut rang qui permette de mépriser tous ceux qu’on a connus dans sa jeunesse ? Qu’est-ce que l’ambition, si ce n’est le préjugé des honneurs ? Or, quand on a le préjugé des honneurs d’aujourd’hui, on devient, malgré soi, complice des orgueilleux qui ont le préjugé des honneurs d’autrefois. Rechercher ardemment ce qu’ils ont obtenu, c’est en reconnaître la valeur. N’ont-ils pas le droit de dire à celui-ci, par exemple : « Vous êtes fier d’être président ; eh bien, moi, je compte trois présidents parmi mes aïeux ! » — À celui-là : « Vous êtes fier d’être ministre de Sa Majesté Louis-Philippe ; eh bien, mon arrière-grand-père était ministre de Sa Majesté Louis XIV ! » — À cet autre : « Vous ambitionnez l’honneur de représenter le roi-citoyen auprès du républicain Espartero ; eh bien, mon grand-oncle a eu l’honneur de représenter, en 1528, le roi très-chrétien auprès de Sa Majesté Catholique ! » Etc., etc., etc. — Vous voyez donc bien que ce sont les parvenus qui entretiennent les préjugés.

D’ailleurs, comme ces nouveaux orgueilleux prennent toutes les places, ils réduisent les anciens orgueilleux à ne plus vivre que de leurs souvenirs. On les exclut du présent, ils se réfugient dans le passé ; ils se consolent d’être, par leur fidélité même, privés de tous les emplois, en se rappelant les emplois, glorieux exercés jadis par leurs ancêtres. Ils s’amusent à compter leurs quartiers ; que voulez-vous ? ils n’ont plus autre chose à faire ; ils jouent à cela, en attendant une occupation plus sérieuse. C’est votre faute ; c’est vous qui faites leur force, messieurs les parvenus ; vous êtes friands de leurs vanités, vous leur donnez du prix ; vous les exilez des affaires, ils se rassemblent pour se moquer de vos prétentions ; leur orgueil s’accroît dans l’isolement, et le préjugé qu’ils nourrissent contre vous s’augmente du préjugé que vous affichez contre eux.

Quoi ! il ne leur reste plus qu’un avantage, un seul, et vous