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LE VICOMTE DE LAUNAY.

pas les posséder en les admirant. — Mais pour ceux qui sont philosophes, pour les républicains, pour les libéraux, nous en convenons, c’est un grand malheur qu’il y ait au monde des gens si parfaitement heureux. Toutefois, ce qui doit faire supporter ce malheur, c’est qu’il est bien rare, c’est que le nombre de ces gens si heureux est bien petit. Aux plus favorisés il manque toujours quelque avantage. Celui-ci a la fortune et la beauté, sans la naissance. Celui-là qui a l’esprit et la naissance, est fort laid ; ce duc charmant n’a pas le sou, ce millionnaire n’a point d’esprit ; c’est que sur trente millions d’habitants il n’y a peut-être pas dans tout le pays cent personnes favorisées si complètement. C’est aussi que de tels bonheurs, quand ils sont extrêmes, s’achètent par de tristes infirmités, par de terribles catastrophes ; c’est enfin qu’ils ne peuvent durer.

Hélas ! n’avez-vous pas remarqué naguère encore ce triste phénomène de la perfection puni fatalement ? L’idéalité réalisée porte malheur ! Ô philosophes et libéraux, rassurez-vous, il existe, pour vous aider dans votre œuvre de nivellement, une vieille envieuse plus implacable que la vieille opposition, plus radicale que la jeune république ; une vieille jalouse, la mort, qui fait promptement justice de ce qui est trop parfait, trop pur, trop beau et trop aimé.

Rappelez-vous le sort de cette jeune princesse si belle, fille de France et femme de génie… morte à vingt ans !

Rappelez-vous le sort de ce jeune prince dont on nous vantait l’esprit et la beauté. C’était le petit-fils des Césars et l’enfant de Napoléon… mort à vingt ans !

Ô philosophes ! philosophes ! ayez pitié des beaux destins !

Et vous, poëtes sublimes, étoiles des peuples, phares du siècle, restez sur la montagne du haut de laquelle vous éclairez le monde, et ne descendez pas dans la plaine pour suivre la fausse voie que les sophistes ont tracée ; apôtres de vérité, chantres divins, parlez toujours la langue sacrée, et n’empruntez pas ce mot menteur au vocabulaire de l’envie : l’égalité !… Ce mot-là est presque un blasphème dans votre bouche. L’égalité !… mais, dans un temps où chacun travaille pour acquérir et mériter, l’égalité, c’est l’injustice.

L’égalité, c’est l’utopie des indignes.