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LETTRES PARISIENNES (1841).

instruit depuis longtemps à te plaire et à qui elle fait déjà comprendre que l’on pouvait t’aimer. C’est que moi je suis savante dans l’art des métamorphoses ! La nature avait fait de toi un crétin monstrueux, — moi je t’ai fait un grand d’Espagne de première classe, je t’ai donné le rang et la fortune, et par ces seuls dons je t’ai restitué ta part d’orgueil, de bonheur et d’amour. Des égaux, tu n’en avais point ; je t’ai donné des valets, des complaisants, des flatteurs ; bien plus encore, des envieux ! »

Mais, direz-vous, tous les grands d’Espagne ne sont pas des crétins hideux, il y en a de fort beaux et de fort aimables ; les hommes beaux et intelligents ne sont pas tous pauvres et obscurs, il y en a de très-opulents et de très-célèbres ; les femmes riches ne sont pas toutes laides, il y en a de fort jolies qui réunissent tous les avantages, qui ont les longs cheveux et les brillants diadèmes, les beaux yeux et les diamants, les belles dents et les perles fines, les beaux bras et les bracelets, les blanches épaules et les dentelles. Il y a des gens merveilleusement dotés qui ont accaparé tous les bienfaits de la nature et tous les dons de la société. Eh ! sans doute, c’est un malheur ; mais la société n’est pas coupable de ce malheur. Il y avait aussi jadis des gens qui mettaient cinq numéros à la loterie, et dont les cinq numéros sortaient. C’était aussi une grande injustice que ce quine si heureusement gagné ; mais jamais il n’est venu à l’idée de personne d’accuser la loterie de cette injustice.

Soit, c’est un malheur. — Non pas pour nous, vraiment ; nous appelons cela un bonheur, parce que nous sommes poëte, et que nous aimons l’harmonie, et que, loin de nous attrister, rien ne nous plaît autant que cet accord parfait d’un haut rang et d’une noble nature, que cette brillante union de l’opulence et de la beauté ; parce que nous avons reçu du ciel la plus humble mais aussi la plus douce des facultés, la plus fertile en jouissances, la faculté de l’admiration. Ah ! cet heureux don aide à supporter bien des privations et des injustices ! Cela rend indulgent pour les richesses d’autrui. Cela fait qu’on regarde avec calme ces superbes objets dont l’orgueil se pare, car on se console de ne