Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
130
LE VICOMTE DE LAUNAY.

Quand la société eut ainsi forgé toutes ses armes, quand elle eut remédié à tous les inconvénients, vaincu toutes les difficultés, elle attendit de pied ferme ces créatures d’élite, ces êtres privilégiés de la nature, auxquels sa prudence avait suscité tant de rivaux, contre lesquels son génie avait élevé tant d’obstacles. Alors elle pouvait du moins lutter avec ces orgueilleux favoris et s’opposer de toute sa force à leurs prétentions envahissantes. À celui qui avait reçu en partage force, intelligence et beauté, elle pouvait dire : « Sois fier, tu possèdes des trésors réels ; mais sois humble aussi, car il te manque tous les biens que je puis donner. La nature a trop fait pour toi, je ne te dois rien ; elle t’a créé pour dominer et pour séduire, mais moi je te condamne à obéir, à travailler ; elle t’a fait puissant et superbe, moi je te fais pauvre et obscur ; elle te destinait à être partout au premier rang, moi je te destine au dernier. C’est à toi de reconquérir ta place par ton courage, si tu le veux ; par ton génie, si tu le peux. Ah ! tu n’avais point d’égaux : eh bien, je t’en ai donné, moi ! »

Et par contre, appelant à elle l’homme qui n’avait rien reçu de la nature, qui était né chétif, abject, hideux, le malheureux qui n’avait devant lui qu’un avenir de désespoir et de honte, la société pouvait lui dire : « Sois humble, car la nature t’a maudit, mais sois fier aussi, car je t’ai comblé de tous les biens que ma puissance a su créer. La nature pour toi s’est montrée injuste, avare, cruelle ; moi, je suis compatissante et prodigue ; elle t’avait condamné à végéter dans la misère et dans l’isolement, moi je t’ai fait renaître pour vivre dans l’abondance et dans la joie. Les femmes t’auraient fui comme un objet d’horreur et de dégoût ; grâce à moi, les femmes vont rechercher ton amour comme une gloire, et leurs agaçantes coquetteries vont t’enivrer. Vois déjà cette tendre mère qui t’accueille d’un air si prévenant ; mendiant hideux, elle t’aurait fait chasser de sa basse-cour, dans la crainte que ton aspect épouvantable ne fît accoucher de peur sa fille aînée. Eh bien, grâce à moi, elle te regarde avec bienveillance, et en te regardant, toi si laid, elle n’est agitée que d’une pensée : c’est d’obtenir ta préférence pour sa fille cadette, qu’elle veut te donner pour épouse ; c’est de jeter dans tes bras difformes cet ange de beauté qu’elle