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LE VICOMTE DE LAUNAY.

Car, il faut bien vous le dire, au risque de tous faire crier au paradoxe, c’est la société qui a inventé l’égalité.

Oui, c’est elle !… Ce n’est pas la nature, vous en conviendrez.

La nature, injuste, cruelle, marâtre, aux uns avait donné tout, — aux autres rien.

Elle n’avait que des favoris ou des victimes.

Ceux-ci étalaient pompeusement leur trésor, ceux-là cachaient honteusement leur misère.

Elle prodiguait ses dons au hasard ; son caprice était sa seule loi.

Quelquefois ses dons les plus précieux, c’est-à-dire la force, l’intelligence et la beauté, devenaient le patrimoine d’un seul mortel, et cet homme, à l’instant même reconnu pour maître par les autres hommes, s’emparait du pouvoir absolu, et de l’empire du monde et de l’empire des cœurs. Aucun être vivant ne pouvait lutter contre lui. Comment n’aurait-il pas triomphé ? Sa toute-puissance était une conséquence de sa supériorité naturelle : il était le plus redouté, parce qu’il était le plus fort ; il était le plus écouté, parce qu’il était le plus intelligent ; il était le plus aimé, parce qu’il était le plus beau.

Souvent aussi, par une malice désespérante, la nature refusait ces trois dons à la fois à un malheureux paria qui se voyait condamné, par cette injustice, à une détresse, à un abaissement éternels. Il devenait à l’heure même l’esclave de tous les autres hommes, la victime de tous les mauvais vouloirs. On le maltraitait parce qu’il était le plus faible, on le méprisait parce qu’il était le plus abject, on le repoussait parce qu’il était le plus laid. Pour lui, point de succès ; pour lui, point de tendresse. Comment, hélas ! le consoler ? Que donner en compensation à celui que la nature implacable a privé de ses dons sublimes, la force, l’intelligence et la beauté ?

Quels bienfaits, dites, quels bienfaits peuvent valoir jamais de tels trésors, promesses de gloire et de bonheur ? car la force, c’est le courage ; car l’intelligence, c’est la foi ; car la beauté, c’est l’amour !

Ah ! vous le pensez comme nous, ces dons-là sont inappréciables, rien ne saurait les remplacer, rien ne saurait consoler le misérable à qui la nature les a refusés.