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LE VICOMTE DE LAUNAY.

Troisième espèce de bal, que nous appellerons le bal indigène parce que nous ne trouvons pas d’autre mot. Nous entendons par cette expression un bal naturel que l’on donne sans effort, sans trouble, sans prétention, dans son pays, dans son quartier, dans son hôtel, pour sa société et pour sa famille, selon sa fortune et sa position. Pour ces fêtes-là, on fait ses invitations soi-même, et l’on connaît tous les gens qu’on a chez soi. On ne les reconnaît pas tous, il est vrai. Souvent la maîtresse de la maison, étonnée, salue un beau danseur paré d’une barbe superbe et de moustaches orgueilleuses, et, tout en le saluant, elle se demande : « Qui est-il ? » Mais lui s’approche d’elle en souriant, et dit : « Vous ne me reconnaissez pas, madame ? — Ah ! Charles, c’est vous ! que j’ai de plaisir à vous revoir ! — Depuis mon retour, je suis déjà venu bien des fois, mais… — Oui, votre mère me l’a dit ; je dois dîner demain chez elle, vous me raconterez vos voyages. » Car, dans ce monde-là, les jeunes gens ne se croient pas obligés de rester oisifs pour paraître élégants. Ils ne se permettent de s’amuser des plaisirs frivoles qu’après avoir supporté de dures privations, de sérieux dangers. Les uns entreprennent chaque année de nouveaux voyages, comme M. le duc M… qui s’en va passer l’été tantôt en Russie, tantôt en Morée. On cesse de le voir pendant quelque temps, puis on le rencontre à l’Opéra. — D’où vient-il ? — de Constantinople. Il disparaît encore pendant plusieurs jours, il manque deux ou trois bals charmants ; puis on le retrouve dans une fête. « Vous n’étiez pas, lui dit-on, à la dernière représentation de M. de Castellane. Pourquoi n’y êtes-vous pas venu ? — J’étais à Moscou. — Voilà une excellente excuse. » D’autres jeunes voyageurs s’aventurent dans des pays plus inconnus et plus arides. Ils vont jusqu’en Perse explorer les ruines de l’ancien monde et ressusciter de problématiques souvenirs. Et, après une longue et douloureuse absence, après avoir traversé des déserts non-seulement horribles, mais horriblement ennuyeux ; après avoir bravé les périls les plus variés, les ardeurs mortelles d’un climat par trop asiatique, les rencontres par trop romanesques de brigands par trop pittoresques ; après avoir subi la tempête dans tel parage et pressenti la peste dans telle contrée ; après avoir souffert les inquiétudes de l’éloignement sans