Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
108
LE VICOMTE DE LAUNAY.

légèreté du vôtre. Parce qu’un malheur est accompli, désespérément accompli… ce n’est pas pour nous une raison suffisante de s’en consoler tout de suite ; d’ailleurs, celui-là a un avantage, c’est qu’il est plein d’avenir, ce qui empêche qu’on ne l’oublie.

Le monde parisien, depuis quinze jours, est dans tout son éclat, et ce feuilleton, commencé vendredi, a été interrompu par trois bals, deux concerts et trois lectures, deux comédies et une tragédie, rien que cela ! et puis aussi peut-être par l’état de l’atmosphère, comme les dépêches télégraphiques. Vendredi soir, nous avons tout quitté pour aller entendre à l’Abbaye-aux-Bois la plus délicieuse musique qu’il soit permis d’entendre. Lablache a été, comme toujours, admirable et charmant. Cette voix si puissante, et cependant si légère, est un phénomène auquel on a peine à s’accoutumer ; ce condor aux ailes immenses qui daigne chanter comme un rossignol, ce géant qui fredonne comme un enfant, ce Jupiter qui imite Orphée et qui jette ses armes terribles pour s’accompagner sur la lyre ; ce tonnerre si bon musicien qui, après avoir grondé dans la montagne, s’amuse à dérouler les échos en changeant tout à coup ses roulements en roulades ; ce prodige de la nature et de l’art nous semble chaque année plus merveilleux. Vous êtes accoutumés à ce prodige, et parce que vous entendez cette belle voix très-souvent, elle vous paraît une voix plus étendue qu’une autre, et voilà tout ; mais, pour nous, c’est la voix la plus extraordinaire qui ait jamais existé. Par suite de ce même esprit mal fait dont nous vous parlions tout à l’heure, nous disons encore : Parce qu’on entend tous les jours une chose merveilleuse sans la comprendre, ce n’est pas une raison de l’expliquer ou de ne plus s’en étonner.

À minuit, mademoiselle Rachel est arrivée. — Pourquoi donc venait-elle si tard ? — Parce qu’elle jouait ce soir-là dans Mithridate. — Et pourquoi jouait-elle précisément un jour où elle devait dire des vers chez madame Récamier au profit des inondés ? Une bonne action, c’est chose sacrée ; cela ne se remet pas par indisposition comme une autre fête. Avec des gens qui meurent de faim, il faut être exact. — On l’avait forcée à jouer ce jour-là. — Mais, encore une fois, pourquoi