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LETTRES PARISIENNES (1841).

En fait de principes et d’idées, ce sont deux ogres insatiables. Leur goût et leur régime sont différents sans doute, mais leur appétit est le même.

Le plus vieux se nourrit d’enfants au berceau ;

Le plus jeune préfère les vieillards consommés ;

Le plus timide a pour arme un éteignoir doré ;

Le plus farouche a pour attribut une hache encore rouillée ;

Enfin l’un a pour devise : Gardons tout et ne faisons rien ;

L’autre a pour refrain : Ne gardons rien, refaisons tout !

Et voilà que soudain, par un miracle épouvantable, ces deux ogres rivaux s’entendent sur un seul et même sujet, et en souriant ils se convient à un seul et même repas ! Voilà que ces deux inimitiés s’associent, voilà que ces deux contradictions se comprennent, voilà que ces deux violences s’adoucissent pour se fondre, voilà que ces deux extrémités se rapprochent pour se toucher. Et vous qui les séparez encore, vous qui vous débattez entre elles, vous ne devinez pas le vrai sens de leur union suspecte, vous ne calculez pas le véritable prix de leur marché frauduleux. Oh ! cela est pourtant bien clair ! De deux choses l’une : Ou le parti des vieux rabâcheurs l’emportera, et alors tout sera dit pour l’avenir de l’intelligence. Maîtres de Paris embastillé, ils en chasseront toutes les idées neuves, tous les sentiments généreux, toutes les illusions fécondes, toutes les chimères régénératrices ; le règne des Béotiens sera proclamé, l’ère d’aplatissement intellectuel commencera. Adieu la liberté de la presse, adieu la liberté de la tribune, adieu les glorieuses promesses de l’avenir ! Ou le parti des jeunes rabâcheurs l’emportera, et alors tout sera dit pour l’humanité et pour la civilisation. Alors le règne de la lâcheté cruelle commencera, l’ère de sang sera proclamée. Adieu la liberté d’écrire, de rêver, de rire, de parler, de vivre. Adieu tous les beaux souvenirs. Adieu les grands destins ! Adieu l’honneur, adieu la gloire, adieu la France !

Lequel de ces deux partis triomphera, peu importe ; le succès de l’un ou de l’autre sera également triste pour nous ; l’instrument de tyrannie entre leurs mains sera également funeste. Le fossé que vous creusez autour de Paris est un abîme où ceux-ci