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LE VICOMTE DE LAUNAY.

plus qu’une question de munitions ou de vivres, de temps et de nombre, au lieu d’être une question de courage et d’habileté ?

Enfin, tous les nobles penseurs de France, les grands orateurs, les savants profonds, les poëtes, les romanciers, MM. Berryer, de Balzac, Alphonse Karr, Théophile Gautier, Janin, et MM. Bertin (ce qui est plaisant), et vingt autres que nous pourrions citer si nous ne craignions de les compromettre ; tous ceux que l’intelligence fait vivre se sentent, d’un commun effroi, menacés dans leur existence… Vous voyez donc bien qu’il ne s’agit pas d’une guerre des Français contre l’étranger, mais d’une bataille plus terrible, parce qu’elle fait perdre toutes les autres ; d’une lutte sournoise et fatale, d’un duel clandestin et inavoué entre la violence et la raison, entre la force brutale et la pensée.

Le projet de la fortification de Paris est un coup d’État contre l’esprit, il fait naturellement frémir tous ceux qui ont quelque chose à perdre.

Mais c’est aussi un coup d’État contre la liberté, et ce qui le prouve bien encore, c’est la chaleur avec laquelle toutes les opinions oppressives ont pris la défense de ce projet ; c’est qu’il a le don de séduire ensemble tous les vieux et tous les jeunes rabâcheurs. Comprenez-vous ce phénomène ? Les hommes qui se détestent le plus, qui depuis vingt ans se combattent… se réunissent tout à coup sous cette équivoque bannière ! Vous le savez, il y a en France deux partis qui se haïssent, mais qui se ressemblent et qui nous effrayent également :

Le parti des propriétaires égoïstes ;

Le parti des prolétaires envieux.

L’un a pour représentant le Journal des Débats ;

L’autre a pour précurseur le National.

Le premier hait l’avenir et ses promesses ;

Le second hait le passé et ses souvenirs.

Celui-ci veut étouffer ce qui doit naître ;

Celui-là veut anéantir ce qui est créé.

Ce sont deux insectes rongeurs qui dévorent en sens inverse, mais à l’envi, le chêne national, l’arbre de la liberté :

L’un en faisant tomber ses fruits,

L’autre en déchirant ses racines.