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LETTRES PARISIENNES (1841).

où l’esprit travaille ? il n’en est point. Or la spécialité, comme disent aujourd’hui les marchands, la spécialité parisienne, c’est l’immense fabrication des idées ; le labeur parisien est un labeur tout intellectuel. Les autres villes font le commerce, font de la politique, de l’industrie ; Paris est la seule ville qui pense. Paris est un philosophe ; n’en faites pas un soldat. Ne lui mettez pas une armure, sa lourde cuirasse le gênerait pour se promener en rêvant sur les destinées du monde. Ne lui mettez pas un casque, ça le gênerait pour passer sa main dans ses cheveux en cherchant une idée nouvelle ; d’ailleurs l’idée a peur du fer, elle n’ose point naître sous une pesante coiffure. Bonaparte, qui avait le secret du casque et qui savait ses effets sur la cervelle, n’a jamais porté qu’un petit chapeau.

Oui, c’est une question d’intelligence, et la preuve, c’est que tous les hommes supérieurs par l’intelligence s’élèvent avec ardeur contre ce projet insensé de la fortification ou plutôt de la bêtification de Paris ; tous les hommes distingués par l’esprit se révoltent à cette idée, tous, excepté M. Thiers ; mais de sa part cela s’explique : c’est un homme d’esprit qui n’aime pas l’esprit ; il est bien aise d’en avoir beaucoup, mais il voudrait en avoir seul, et il n’a jamais cherché à en rencontrer chez personne pour son plaisir.

Si l’on parle de ce projet barbare devant M. de Chateaubriand, il lève les yeux au ciel de pitié.

M. Hugo écoute en silence ceux qui défendent ce beau projet, et il les regarde en souriant.

M. de Lamartine… vous l’avez vu hier, menaçant, terrible, se débattant avec un instinct sublime contre le piège déguisé, déchirant du bec et de l’ongle le réseau invisible encore, lançant l’éclair et la foudre comme un aigle qui défend ses ailes et qui a reconnu l’oiseleur.

Dans un autre ordre d’idées, M. Michel Chevalier à son tour se révolte et se désespère ; il voit l’industrie enchaînée, il défend la science étouffée.

Dans l’armée aussi, les hommes d’intelligence s’affligent : ils regardent que, par l’exécution de ce projet, la science de la guerre est perdue, l’art de la stratégie est détruit. En effet, à quoi sert de savoir combattre, si le succès ou le revers n’est