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LE VICOMTE DE LAUNAY.

une chasse, terre d’hiver, ciel de printemps ; le rendez-vous était à Chantilly, à la Table de marbre. À dix heures et demie on s’est mis en campagne : le cerf s’est conduit noblement ; en véritable connaisseur, en cicerone de bon goût, il a parcouru les vallons les plus pittoresques, les pays les plus célèbres ; il a traversé tout le parc d’Ermenonville, il a salué en passant, rapidement il est vrai, la tombe de Jean-Jacques, ce mortel qui, comme lui, se croyait toujours poursuivi ; il a traversé le désert, le classique désert d’Ermenonville ; et là c’était un merveilleux spectacle que toute cette chasse perdue dans cette vaste plaine de sable, et le cerf courant, fuyant, toujours fuyant vers l’horizon, toujours visible et cependant si loin de vous. Après six heures de course, la victime ingénieuse est allée tomber dans le bel étang de Mortefontaine ; elle a choisi le site le plus poétique pour y mourir ! Si nous croyions à la métempsycose, nous dirions que l’âme de quelque peintre de paysage, malheureux en amour, avait passé dans le corps de ce noble cerf, tant il s’est montré artiste dans toutes ses promenades et jusque dans sa chute. Le tableau qu’il a composé, et dont il était le héros, est digne des plus grands maîtres ; au milieu de l’étang dont tous les chasseurs garnissaient les bords, le pauvre animal se défendait avec furie ; déjà deux ou trois chiens venaient d’être éventrés par lui, lorsque M. le duc d’Orléans, pour sauver les vainqueurs, demanda une carabine, et le cerf fut bientôt mis hors de combat. Cette justesse de coup d’œil prouve que M. le duc d’Orléans n’a la vue basse que dans un salon ; cette chasse fort belle, mais si longue et si pénible, prouve aussi que le jeune prince s’ennuie de son repos, et qu’il cherche à se consoler des lenteurs de l’expédition de Constantine, que nous lui reprochons de trop désirer, par les exercices les plus fatigants. Plusieurs chasseurs se sont égarés exprès, ne pouvant le suivre. La curée n’a pu avoir lieu que le soir aux flambeaux. Cette chasse est la dernière de l’année. Probablement le cerf savait cela, c’est pourquoi il s’est si bien conduit.

Le soleil a déjà fait sortir de fraîches étoffes d’été. Nous sommes allé regarder aux Chinois, sur le boulevard des Italiens, ces mousselines roses et lilas, qui sentent le printemps,