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OU DEUX AMOURS

âme, si l’on peut parler ainsi, qui donnait à la sienne une force inconnue, qui lui découvrait un monde ignoré, des sentiments, des tendresses, des émotions ineffables, qu’elle n’avait pas même imaginés dans ses plus beaux rêves. Pendant ce moment d’extase, elle oublia, qui elle était, où elle était ; elle ne savait plus rien du passé, elle n’appartenait plus à son ancienne existence ; si on l’avait appelée, elle n’aurait pas répondu à son nom… et c’eût été justice, car elle n’était plus Marguerite… et lui-même, il n’était plus Robert : il n’y avait plus là ni madame de Meuilles ni M. de la Fresnaye… il y avait deux êtres créés l’un pour l’autre, qui s’étaient cherchés longtemps sans espoir et qui se trouvaient enfin ! deux cœurs dépareillés qui se rejoignaient malgré tout ; deux natures sympathiques qui venaient de se reconnaître à la ressemblance de leur émotion, à l’égalité de leur puissance mutuelle. Ainsi les deux âmes de Paolo et de Francesca de Rimini, d’un vol harmonieux et se tenant embrassées, traversent l’enfer, indifférentes à l’enfer même ; ainsi leurs deux âmes planaient au-dessus des vaines agitations d’un monde faux, et s’unissaient, dans un fraternel isolement, pour l’éternité.

Comme pour fêter cette heureuse rencontre, le salon fut illuminé soudain, et Marguerite parut aux yeux éblouis rayonnante de joie et de beauté. Ce prompt éclairage était la chose la plus simple ; mais dans la disposition d’esprit où était Marguerite, cette splendeur inattendue lui sembla un enchantement féerique. La magicienne était tout bonnement la maîtresse de la maison. Madame d’Estigny avait voulu voir toutes ces jeunes femmes si élégamment parées qui arrivaient chez elle à chaque instant, elle avait donné l’ordre d’allumer les candélabres du salon ; elle avait aussi envoyé chercher au café à la mode des glaces, des fruits, etc. ; et la soirée intime, commencée avec deux lampes mystérieusement voilées, finissait en soirée brillante, avec des illuminations et des rafraîchissements de bal.

La beauté de madame de Meuilles, cachée jusque-là dans l’ombre, apparaissant tout à coup dans son jour le plus favorable, fit événement.

Cette beauté inconnue était cependant célèbre, ses amis l’avaient proclamée ; Marguerite vivait dans la retraite, mais