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MARGUERITE

six personnes dans sa voiture, un de ces vieux landaus à tabatière comme on n’en fait plus et qu’on ne voit paraître que les jours de détresse ; — derrière cette Anglaise, couverte de dentelles et de bijoux, il aperçut madame de Meuilles. Il ne s’attendait pas à la trouver là ; il ne put cacher sa joie, et quand il la vit pâlir et se déconcerter, il ne put cacher son orgueil. C’est là une des épreuves certaines de l’amour : l’émotion violente que cause une rencontre imprévue ; quand cette émotion est plus forte que vous, soyez sûr que vous aimez déjà… ou encore, selon l’âge de votre amour.

Et Marguerite fut tellement émue, qu’elle eut peur de se trouver mal. Elle mit la main devant ses yeux comme pour accuser une migraine ; mais bientôt sa main retomba inerte. Un battement de cœur impétueux et suffocant lui ôta la force de tout mouvement. Étienne, qui la regardait toujours, l’observait plus attentivement depuis l’arrivée de M. de la Fresnaye. Il remarqua sa pâleur, cette subite défaillance, et le supplice commença pour lui.

La fille de madame d’Estigny raconta comment, à la sortie ou plutôt à la fuite de l’Opéra, elle avait heureusement été reconnue par M. de la Fresnaye, qui lui avait offert ses services de la manière la plus aimable. « Sans lui, disait-elle, je ne sais ce que nous serions devenues, Mathilde et moi. Il pleuvait à verse, pas un fiacre ; nous aurions attendu là toute la nuit ; et souffrante comme je le suis déjà, j’en aurais été malade un mois ; ma mère, vous devez une récompense à mon sauveur. »

Ce mot de sauveur fit sourire M. de la Fresnaye et Marguerite en même temps ; ils se regardèrent… D’abord, ce doux regard ne fut qu’un échange d’idées… mais un charme invincible retint leurs yeux, malgré eux, par une fascination mutuelle ; leurs regards subitement engagés l’un par l’autre se nouèrent… selon la poétique expression de Théophile Gautier. « Oh ! s’écriait-il un jour, dans une causerie animée sur la sympathie, l’attrait, l’amour, quand une fois deux regards se sont noués, tout est dit ! » Et Marguerite sentait son regard captif s’unir à celui de Robert par un lien magique. Soudain, frappée d’une révélation lumineuse, elle sembla s’éveiller à une vie nouvelle : elle venait d’acquérir une âme, une seconde