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OU DEUX AMOURS

la Bruyère. Je lui demandais s’il aimait M. d’Arzac, il m’a répondu : « Je l’aime pour faire plaisir à maman… » Ceci n’est pas le mot profond, il faut l’amener… Alors je lui ai tendu un piège, je lui ai dit avec finesse : « Et si votre maman vous disait de ne pas l’aimer ? — Elle n’aurait pas besoin de me le dire !… » s’est-il écrié… Ceci n’est pas non plus le mot profond, je reconnais même que c’est une naïveté bien pardonnable à son âge. Enfin, je lui ai fait cette question : « Mais il vous aime, lui, M. d’Arzac ? — Non ; il est bon pour moi, mais je vois bien qu’il ne m’aime pas. — Et à quoi voyez-vous ça ? Il ne m’embrasse jamais que quand maman est la !… » Ceci est le mot profond, et je ne crains pas de prédire que cet enfant sera un jour un grand moraliste. Au reste, j’ai remarqué que tous les enfants étaient, jusqu’à l’âge de douze ans, de profonds observateurs du cœur humain ; ils comprennent tout, ils devinent tout, ils sont effrayants ; rien ne leur échappe… et puis, de douze à vingt ans, je ne sais pas ce qu’on leur fait, mais ils deviennent tous des imbéciles !… J’attribue cela aux bienfaits de l’éducation. C’est une épidémie, il n’y a que les paresseux qu’on sauve. Heureusement, Gaston est paresseux et rêveur, j’ai quelque espoir. Je vous l’ai ramené moi-même, madame.

— Je le sais.

— Je ne l’ai pas conduit jusqu’à vous, parce qu’il n’était pas encore quatre heures, l’heure permise, l’heure des indifférents. Je craignais de vous gêner en venant trop tôt. Vous devez être très-occupée… à la veille d’un mariage !

— Et vous-même, à la veille d’un départ ! dit Marguerite en souriant.

— Moi, madame, je ne m’occupe de rien du tout ; je néglige exprès mes affaires importantes ; je compte bien sur elles pour me rappeler ; si je les terminais avant de m’en aller, je n’aurais plus de prétexte pour revenir.

— C’est donc malgré vous que vous faites ce beau voyage ?

— Sans doute, j’aimerais mieux rester, mais cela ne dépend pas de moi.

Et son regard disait très-clairement : « Vous savez bien que cela dépend de vous. »