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OU DEUX AMOURS

— Pourquoi ?

— Parce que, si nous restons ici deux heures, nous aurons encore dix-sept heures de route.

— J’ai fait mon calcul, nous pouvons perdre deux heures, nous arriverons encore à temps au chemin de fer.

— Alors je veux bien me reposer, dit Marguerite ; j’aime mieux attendre dans ce village très-calme que dans le débarcadère de Tours.

On descendit à l’hôtel de la Poste, dans un joli village situé au milieu d’une vaste prairie. Marguerite s’étendit sur un lit très-simple, mais orné de rideaux bien blancs ; elle s’enveloppa de longs châles et essaya de dormir, pendant que madame d’Arzac, Étienne et Gaston allaient se promener dans les prés, au bord de la rivière.

Étourdie par le mouvement de la voiture, Marguerite s’endormit de ce sommeil étrange, à la fois si agité et si profond, qu’on pourrait appeler « le sommeil de voyage ». On dort sans doute, on ne sait plus qui on est, ni où l’on est ; on a perdu connaissance… et cependant on revoit en détail toute la journée passée : on n’est plus en voiture et cependant on sent la secousse de la voiture, on entend le bruit des roues, le tintement des grelots, les cris des postillons ; on voit sautiller une petite veste à revers rouges sous un chapeau galonné… elle saute toujours, toujours !… il semble que rien ne pourra l’arrêter ; c’est un irritant cauchemar qui exaspère… On voit passer les arbres de la route ; on est repris par tous les incidents du chemin ; on rêve de ses souvenirs ; ce qui ne vous empêche pas de distinguer parfaitement tous les bruits actuels du séjour nouveau qu’on habite ; on entend aller et venir dans l’auberge ; on entend le hennissement des chevaux, la voix des servantes, les conversations des voyageurs qui arrivent ; on entend tout… seulement on ne comprend rien ; la réalité et le rêve se confondent de telle façon, que si l’on vous soutenait que ce que vous avez rêvé est arrivé et que vous avez rêvé ce qui est arrivé réellement, vous seriez hors d’état d’émettre une opinion personnelle.

Comme Marguerite venait de s’endormir, ce cri retentit dans la rue : « Deux chevaux de calèche ! » Un voyageur venait de s’arrêter devant la porte de l’hôtel. Pendant que le postillon