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MARGUERITE

— Cela ne m’étonne pas, moi ; je l’avais priée de n’en rien faire. Nous en avons causé longtemps. Elle savait l’histoire tout de travers. On lui avait raconté que c’était un paysan qui avait sauvé Gaston, et qu’après avoir donné une riche récompense à ce brave homme, nous l’avions invité à dîner avec sa famille ; toutes choses de ce genre qui n’ont pas le sens commun. Je ne devine pas qui est-ce qui a pu lui faire ces contes-là.

— Ah ! Robert de la Fresnaye était à Bellegarde ! dit Étienne.

— Comme il a l’air suffisant, ridicule ! s’écria madame d’Arzac. Si cet homme-là est le plus séduisant de tous, comment sont donc les autres ?

— Vous m’étonnez, ma tante. M. de la Fresnaye est renommé par ses manières élégantes, et je ne le reconnais plus au portrait que vous faites de lui.

— Il a l’air odieusement fat, et je suis bien sûr que Marguerite est de mon avis.

— Oh ! je ne suis pas si sévère ; cependant j’avoue que je me figurais M. de la Fresnaye tout différent de ce qu’il m’a paru.

Cette phrase était passablement jésuitique ; mais on est toujours un peu jésuite dans les commencements d’un amour. Comment voulez-vous qu’une femme, une femme raisonnable, s’avoue franchement qu’un monsieur qu’elle ne connaissait pas la vieille est déjà plus pour elle que tous ses parents, amis ou ennemis ? Elle passera des mois entiers, une année peut-être, à chercher à ses préoccupations, à son trouble, toutes sortes de noms, avant de leur donner leur nom véritable. Et Marguerite n’était pas embarrassée pour qualifier son émotion. Elle trouvait des faux noms très-ingénieux et même des sobriquets charmants pour son naissant amour. C’était l’embarras bien naturel d’une jeune femme, encore étrangère aux coquetteries du grand monde, qui découvre subitement, dans un admirateur mystérieux, le séducteur à la mode… C’était le vague pressentiment d’une mère, qui devinait, dans ce personnage étrange, le sauveur de son enfant… C’était aussi la pudeur confuse d’une pauvre femme qui se sent poursuivie et fascinée