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MARGUERITE

c’est encore la fiction de la voiture et des chevaux indociles ; c’est toujours la colère bien imitée du cocher imaginaire, corrigeant avec sévérité et fouettant à tour de bras quatre chaises de paille qui se cabrent !… Nous semons des mensonges et nous crions anathème quand il a poussé des menteurs… Ô inconséquence !

Une autre cause contribuait aussi à mûrir trop tôt l’esprit de Gaston. La mort de son père et le prochain mariage de sa mère avec M. d’Arzac avaient fait de lui un personnage. À tout moment, il entendait parler de lui et débattre sérieusement ses intérêts par son tuteur, sa mère et des gens d’affaires. Il ne comprenait pas un mot de ce qu’on disait, mais il devinait qu’il avait une situation à part, et qu’il serait bientôt dans la maison comme un étranger ; il savait déjà que ses frères, si sa mère avait des enfants, ne s’appelleraient pas comme lui. Un jour le notaire prononça devant lui ces mots : « À la majorité de M. le marquis de Meuilles… » Gaston demanda ce que c’était que le marquis de Meuilles, si c’était un de ses parents : on lui avait répondu que c’était lui-même. « Je suis marquis ? — Pas encore, tu es trop jeune. — À quel âge devient-on marquis ? — À vingt et un ans. — On ! bien, j’ai le temps de m’y préparer. » Il savait aussi qu’il avait en Normandie un grand château à lui tout seul ; il n’en avait pas plus d’orgueil pour cela, mais il se trouvait un peu d’importance. On lui avait donné un précepteur dans l’âge où l’on n’a ordinairement qu’une gouvernante. Et puis, il se regardait déjà, grâce aux propos de sa nourrice, comme en hostilité avec M. d’Arzac, ce qui le rendait défiant, et rien ne vieillit l’esprit et le visage comme la défiance.

Gaston eut bientôt deviné qu’Étienne n’avait aucun désir d’apprendre le nom du chasseur qui était venu à son secours, et dès lors la découverte de ce nom devint son idée fixe. Mais le souvenir de cet événement commençait à se perdre dans l’agitation des préoccupations nouvelles. Un mois s’était écoulé ; la santé de Marguerite s’améliorait chaque jour ; le bonheur est un si bon médecin ! Sa pâleur jeune et transparente n’était plus qu’une beauté, et déjà l’on accusait sa langueur de coquetterie. On osait parler avec certitude de l’époque prochaine du mariage. Étienne lui-même devenait crédule au bonheur, et il