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OU DEUX AMOURS

sortes de rôles, enfin. C’est une poupée que l’on gronde, dont on imite le désespoir et que l’on console… C’est une voiture qu’on improvise avec un fauteuil et un tabouret, qu’on attelle de quatre chaises de paille, et à laquelle on fait courir les plus terribles dangers… Ceci est la fiction favorite, l’enfant la comprend rapidement : avec quel aplomb il conduit ses quatre chaises ! avec quelle sévérité il les corrige ! comme il les fait se cabrer avec adresse ! l’illusion est parfaite… Vous lui avez montré le jeu, mais il vous dépasse dans l’exécution ; il complète la fiction de manière à vous surprendre vous-même ; vous le voyez grave, soucieux ; il tient les rênes serrées, le fouet relevé, il observe, il ne perd pas de vue ses chevaux. « Eh bien, petit, qu’est-ce que tu as donc ? lui dites-vous. — Maman, ce sont des bœufs qui passent ; j’attends qu’ils aient tous défilé, et je tiens mes chevaux… ils ont peur… » Une autre fois, c’est un régiment : les chevaux se cabrent… le bruit du tambour les effraye ; alors le cocher fantastique roue de coups les chevaux imaginaires… mais les coups sont réels ; une des chaises se brise !… vous venez mettre les holà et vous cherchez un autre jeu… c’est-à-dire un autre mensonge… Et puis on s’étonne que ces enfants nourris de fictions, nourris de mensonges, très-ingénieux et très-profonds, soient plus tard de malins trompeurs, de savants hypocrites ! On les dresse à jouer la comédie du matin au soir, et puis on s’indigne que ces petits comédiens, qu’on a formés dès le berceau, deviennent de grands comédiens avec l’âge et utilisent pour les choses réelles de la vie, pour satisfaire leurs désirs, leurs passions, les mille singeries qu’on leur a naïvement enseignées ! Toute leur existence se ressent de ce premier apprentissage. C’est le point de départ de toutes les roueries, de toutes les faussetés bien exprimées. La fiction est à peine modifiée. Quand une femme exagère une douleur qu’elle ne sent pas, affecte une rancune qu’elle n’a plus, pour obtenir quelque sacrifice… c’est encore l’histoire de la poupée qui a désobéi, que l’on gronde et dont on imite les larmes… Quand un infidèle, pour amener une rupture, fait une scène de jalousie à une femme qui ne vit que pour lui ; quand un profond politique fait semblant de châtier un peuple qui ne se révolte pas, ou de sauver un pays que lui-même a mis en danger,