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M. MARTIN DE MONTMARTRE.

Il s’imagina que le luxe les intimiderait, et qu’eux, accoutumés à boire dans un mauvais seau et à grignoter de mauvaise paille dans une étable, seraient fort mal à leur aise, fort empruntés à la table d’un grand seigneur ; car il se croyait déjà un grand seigneur. Il avait fait allumer tous les lustres, pensant que les ânes seraient honteux de sentir leurs bâts ignobles, leurs licous râpés, si cruellement éclairés. Il avait donné ordre qu’on ne servît jamais sur sa table le moindre chardon, et il s’attendait à voir ses convives fort déconcertés ; mais il se trompait : les ânes sont plus difficiles à embarrasser qu’on ne pense ; ils aiment le luxe et ne s’effrayent point de la splendeur.

Ils furent, au contraire, ravis de l’éclat qui les environnait, ils redressèrent leurs oreilles et leurs cravates (le licou est la cravate de l’âne comme la cravate est le licou de l’homme) ; la grande lumière qui dévoilait leur misère ne leur fit aucune peur. On servit le dîner : bien loin de regretter l’absence de chardons, ils ne s’en aperçurent seulement pas ; ils auraient même été fort étonnés qu’on leur en servît. — Quoi ! des chardons ! se seraient-ils écriés, dans des râteliers d’acajou ! Cela ne se fait pas.

Le maître de la maison les accablait de politesses, d’autant plus qu’il était bien décidé à ne plus les inviter désormais. Le mauvais ton, les façons familières de ces ânes le choquaient outrageusement.

Ils s’amusaient toujours, pour le taquiner, à lui rappeler le temps où ils l’avaient vu pauvre.

— Ah ! criait l’un, quand tu allais au moulin, tu ne te doutais guère que tu deviendrais un jour un personnage !

— Te souvient-il, disait un autre, de cette ferme où l’on te faisait rentrer les foins, et des grands coups que te donnait ton maître chaque fois que tu essayais de goûter un peu ta charge ? Avoir du foin par-dessus les oreilles et n’en pouvoir manger un seul petit brin, c’était cruel ! — Alors chacun riait de cette malice, de ce rire d’âne si bruyant que je m’abstiens d’imiter par convenance.

Et puis, si vous les aviez vus, ces farauds, se moquant de leur hôte, comme de grands seigneurs se moqueraient d’un Mondor ; tout prêts à le trouver ridicule parce qu’il avait bon