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L’ÎLE DES MARMITONS.

était mort de chagrin après avoir dissipé toute sa fortune. Cesaro aurait souffert la misère avec courage s’il avait été seul à la supporter, mais il ne pouvait s’accoutumer à voir Teresina, si belle, si fière, se servir elle-même et s’imposer toutes sortes de privations. Il passait des nuits entières à se tourmenter l’esprit pour trouver un moyen de gagner leur vie ; c’est pourquoi ses joues étaient si pâles, quoiqu’il fût jeune et bien portant. L’idée de voir entrer sa sœur au couvent lui déchirait le cœur ; car il savait que Teresina faisait un grand sacrifice en prenant le voile, puisqu’elle n’avait point de vocation. Il n’avait plus qu’elle au monde, et pour elle, qu’il aimait tant, il aurait tout sacrifié.

Préoccupé de ces sombres pensées, il traversa la vaste cour de leur palais, où l’herbe croissait de toutes parts ; cette cour, autrefois si vivante, si joyeuse, où retentissaient le pas des chevaux, le roulement des riches équipages, le pas empressé des laquais aux livrées bigarrées, où tout annonçait la fortune et le bonheur, et qui, hélas ! était maintenant déserte et silencieuse.

Il descendit précipitamment vers le port de Santa-Lucia, et se promena à grands pas sur le rivage de la mer.

Comme il était là depuis un moment, il aperçut à quelque distance de lui un petit garçon joufflu qui se balançait de toutes ses forces dans une barque sur le banc de laquelle un jeune lazzarone dormait étendu. — Réveille-toi donc, pêcheur, criait le petit joufflu ; voilà deux carlins[1] mène-moi vite à Castellamare.

Non è l’ora (ce n’est pas l’heure), répondit le pêcheur ; et il se rendormit.

Alors le petit joufflu jura, frappa du pied et devint tout rouge de colère.

— Qu’avez-vous donc, signor ? demanda Cesaro. Pourquoi réveiller ce pêcheur ?

— Pour qu’il me conduise dans sa barque de l’autre côté du golfe. Savez-vous ramer ? voilà deux carlins.

— Je ne veux pas de tes carlins, dit Cesaro avec fierté ; je

  1. Les carlins sont une monnaie du pays ; un carlin vaut quarante-cinq centimes.