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OU DEUX AMOURS

— Eh bien, dit madame d’Arzac, nous avons fait bonne chasse aujourd’hui ! qu’est-ce que vous dites de cela, Travay ?

— Ah ! dame, je dis que celui qui a tué ce gibier-là n’était pas manchot et qu’il n’a pas peur de son ombre. Il l’a tiré de près, ma foi ! et il fallait ça ; quand il s’agit de tuer une louve avec un fusil qui n’est chargé que de plomb à lièvre, il faut tirer la louve à bout portant pour que la charge fasse balle ; sans ça on ne fait que l’émoustiller… Je ne dis pas cela pour vous, monsieur le comte, vous savez ces choses-là aussi bien que moi ; mais ces dames ne sont peut-être pas si connaisseuses ; elles pourraient croire que le chasseur a tiré à quinze pas, à son aise, comme il aurait pu faire pour un lapin. Non ! non, c’est un fin chasseur. Je ne le connais pas, mais rien qu’à le voir on devine que c’est…

— Vous l’avez donc vu ? dit Marguerite.

— Oui et non ; je l’ai aperçu du côté de l’étang de Faux ; mais comme je ne savais pas ce qui venait d’arriver, je ne l’ai pas bien examiné, c’est-à-dire que j’ai regardé son fusil et son costume plus que lui-même ; je ne le reconnaîtrais pas ; mais je vous dirais bien comment il était babillé.

— Oh ! contez-nous cela, Travay ; ce chasseur m’intéresse beaucoup, dit Marguerite ; et elle embrassa Gaston.

— Il était ce qu’on appelle ficelé, il avait un chapeau gris…

— Nous savons cela, dit madame d’Arzac, que cet interrogatoire impatientait. Elle observait Étienne et elle remarquait avec humeur qu’Étienne commençait à devenir jaloux du sauveur inconnu dont Marguerite s’occupait si ardemment.

— Alors je passe à l’habillement, dit Travay : il avait un habit… un habit-veste, comme on dit, de basin blanc…

— Comme les cuisiniers, interrompit madame d’Arzac.

— Ah ! madame la comtesse, s’écria Travay, vous ne voulez pas savoir !… Mais c’est son fusil qui était beau ! Ah ! je m’engagerais bien à tuer quatre loups pour gagner un fusil comme celui-là !

— Et sa figure, demanda Étienne, vous ne vous la rappelez pas ?… La description de ce fusil éveillait ses soupçons.

— Est-ce que je regarde les figures des chasseurs, moi !… je regarde les fusils. Ah ! des braconniers, c’est autre chose ;