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NOÉMI, OU L’ENFANT CRÉDULE.

dame, ayant la vue très-affaiblie, ne permettait pas qu’on ouvrît les fenêtres de son appartement. Le soleil l’attristait, disait-elle, parce qu’elle ne pouvait plus le voir sans souffrir.

Noémi n’avait jamais rien entrevu qui charmât ses regards d’enfant : jamais de petits souliers rouges quand elle était en nourrice ; et maintenant qu’elle a six ans, pas une jolie robe couleur de rose, que les petites filles aiment tant et qui leur sied si bien ; au contraire, on l’avait affublée d’une vieille robe à ramage qui avait servi à toutes les grand’mères de la famille depuis deux cents ans, et dont il ne restait plus que les morceaux ; les fleurs étaient si grandes qu’il n’avait pu en entrer que deux dans toute la robe : c’étaient deux énormes pivoines qui se partageaient la poitrine et le dos ; une autre pivoine avait suffi pour les deux manches : la pauvre petite était affreuse ainsi vêtue. Quant à des joujoux, Noémi ne savait seulement pas ce que c’était ; aussi avait-elle appris à lire en peu de jours ; hélas ! elle n’avait personne pour la distraire de ses leçons : pas de petit frère pour jouer avec elle, pas de grande sœur pour la taquiner, et surtout pas une belle et jeune mère pour la caresser. Elle était seule, toujours seule à regarder le feu brûler et la lampe noire vaciller. Il fallait bien travailler, puisque les récréations étaient si ennuyeuses. Encore ne pouvait-elle étudier que tout bas ; sa grand’mère malade ne pouvait supporter le moindre bruit, et le vieux prêtre qui lui enseignait à lire lui disait les mots à l’oreille et elle les épelait du bout des lèvres. On n’était pas libre un moment, pas même pour apprendre à lire…

Mais enfin, quand elle sut lire couramment, ce fut sa seule récréation : tant qu’il faisait jour, elle lisait ; sitôt qu’on allumait la lampe, elle lisait. Elle ne comprenait pas toujours ce qu’elle lisait, car elle n’avait presque rien vu ! et pourtant c’était pour elle un grand plaisir que d’entrevoir qu’il existait autre chose dans la vie que cette vilaine maison, ces deux vieilles malades et ces sombres objets qui l’entouraient. Souvent elle hasardait une question : elle demandait à la servante ce que c’était qu’un léopard, un crocodile, une gazelle, etc. ; mais la méchante, qui était sourde et qui enrageait d’être sourde, car elle était encore plus bavarde, lui