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pour cheminer lentement, de manière à ne point troubler sa digestion. Madame Albert, qui était de fort mauvaise humeur, donnait le bras à son frère. Quant à Léontine, elle avait pour compagnon M. de ***. Mais n’anticipons pas sur les événements !…

Voici le calcul fait par M. de Lusigny, il s’était dit : « Les premiers moments d’une partie de campagne sont assez agréables pour une femme malheureuse qui veut se distraire ; le grand air la ranime, l’aspect des champs, des eaux, des arbres, réjouit ses yeux ; tant que les plaisirs sont calmes, elle les comprend et s’en amuse ; mais vers le milieu du jour, quand tout le monde est bien en train, quand la joie est bruyante, quand elle menace d’être folâtre, quand les éclats de rire éveillent les échos, quand les cris perçants épouvantent les oreilles, quand les savantes plaisanteries commencent, quand l’heure du calembour a sonné, soudain la femme mélancolique est saisie d’une indicible tristesse, d’une tristesse amère, poignante, funèbre, comme jamais elle n’en a ressenti aux plus affreux jours de ses chagrins. C’est alors qu’une voix affectueuse doit l’émouvoir, et c’est quand madame de Viremont éprouvera ces impressions pénibles, pensait M. de Lusigny, que je me trouverai par hasard près d’elle pour l’en distraire doucement. » Il ne voulait faire son apparition dans la fête qu’après le repas joyeux, et presque vers la fin du jour ; mais il ne devait pas agir seul dans cette grave circonstance : pour être plus certain du succès, il avait choisi un puissant auxiliaire, il avait appelé sa mère à son secours. Vous le savez, c’est un très-grand moyen de séduction qu’une mère aimable, spirituelle, distinguée, à laquelle vous ressemblez trait pour trait, qui vous a élevé, qui fait valoir toutes vos qualités, qui les explique même en les rappelant, en les possédant. M. de Lusigny connaissait trop bien tous les moyens de plaire pour avoir négligé celui-ci ; souvent il avait utilisé sa mère avec bonheur ; mais c’était à l’insu d’elle-même et sans la rendre jamais complice de ses projets ; cette fois, comme il s’agissait de mariage, il la mettait franchement dans sa confidence, et il se fiait à son instinct maternel. Madame de Lusigny habitait depuis quelque temps Saint-Germain, et le voisinage l’avait