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que pensée, elle n’écoutait rien, elle ne voyait rien, elle ne s’amusait de rien avant d’avoir regardé quelle fleur M. de Lusigny portait ce soir-là ; et puis, quand elle l’avait vue, elle restait une heure à se demander comment il ne se trompait jamais. « C’est une indiscrétion de bouquetière, se disait-elle, mais je vais le déconcerter. »

Préoccupée de ce grand projet, elle imagina d’aller visiter avec sa belle-sœur le magnifique jardin de Tripet, dont les riches plates-bandes de tulipes étaient alors dans toute leur splendeur. Après avoir longtemps admiré ces merveilles de la culture, ces fleurs si délicates, ces tiges si droites, ces nuances si variées, Léontine demanda un bouquet au jardinier ; madame Albert voulut en avoir un aussi, et toutes deux, armées d’une touffe de tulipes, firent le soir même leur entrée triomphale dans les salons de l’ambassade de Sardaigne. On y faisait de la musique ; Doëhler venait de jouer au moment où ces dames arrivèrent. Léontine chercha des yeux M. de Lusigny ; mais il n’était pas dans le salon. Comme elle l’attendait avec impatience ! comme elle se réjouissait de le voir cette fois dérouté !

— Il est impossible que M. de Lusigny ait pu avoir aucun renseignement… se disait-elle ; non… mais peut-être ne va-t-il pas venir !

Comme elle disait cela, elle aperçut dans l’autre salon M. de Lusigny assis sur un canapé, et causant et riant avec plusieurs femmes, établi là comme arrivé depuis longtemps. Une très-jolie petite tulipe brillait à sa boutonnière. Madame Charles de Viremont devint tremblante de frayeur.

— Il me fait espionner ! il a des intelligences dans ma maison ! pensa-t-elle.

Depuis le portier jusqu’à sa femme de chambre, elle soupçonna tous ses gens. Elle recommençait à s’indigner, elle ne pouvait s’expliquer un tel hasard, et pourtant rien n’était plus naturel et plus simple. En quittant le jardin de Tripet, mesdames de Viremont étaient allées voir une femme fort aimable et fort spirituelle qui demeure place Louis XV, au coin de la rue Royale. Pendant le temps de cette visite, leur voiture était restée devant l’hôtel de Crillon ; M. de Lusigny, qui revenait à