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Hector ouvrit alors la porte de la salle à manger.

— Le voilà, dit-il, ce souper que j’ai fait préparer pour vous. C’était bien la peine d’inventer tant de mensonges pour séduire mon sergent-major, car cet amour est un tyran abominable : il ne voulait pas absolument me laisser partir, il m’a fallu lui faire mille contes pour obtenir quelques heures, lui dire qu’il s’agissait d’empêcher un duel, qu’il y allait de la vie de mon meilleur ami, que mon absence pouvait causer les plus grands malheurs… et toutes ces ruses sont inutiles !

— C’est pour souper avec nous que tu étais revenu si tôt ?

— Sans doute ; j’avais si bien arrangé cela ! Je sais qu’il n’y a jamais de souper chez madame de M… ; je sais qu’après une nuit passée au bal on a toujours faim, comme après une nuit passée au corps de garde, et je m’imaginais vous faire à toutes deux une charmante surprise ; mais la tristesse de cette méchante Léontine a tout gâté.

— Mon mari est-il rentré de bonne heure ?

— Albert ? il n’est pas sorti ; il a fait comme toujours, il a dormi dans son fauteuil jusqu’à onze heures, et puis il est allé dormir dans son lit. Mais il devait être des nôtres ; il m’avait prié de le faire réveiller, et je l’aurais fait sans scrupule ; ce n’est pas trop pour supporter les plaisirs de la garde nationale que de se permettre un petit excès en famille.

En cet instant le maître d’hôtel vint prendre les ordres.

— Vous pouvez vous coucher, Simon, dit Hector ; nous ne souperons pas ; ces dames n’ont pas faim.

C’est par les mots les plus simples de la vie habituelle que se trahissent les caractères, et le caractère d’Hector était tout entier dans ce mot-là : « Nous ne souperons pas, ces dames n’ont pas faim. » Ce pauvre Hector, il se comptait pour si peu de chose, qu’il s’était accoutumé depuis qu’il avait quitté le collège à mettre toute son existence dans les caprices de ces jeunes femmes, dont il était l’unique protecteur ; car M. de Viremont sortait fort rarement ; son temps se passait à manger et à dormir. C’était un gastronome qui en était à sa troisième gastrite ! Or, vous le comprenez, cette lutte d’une passion qu’il fallait satisfaire et d’une santé qu’il fallait ménager suffisait pour occuper toutes les heures de sa vie. Hector