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framboises et trois verres de punch. Mesdames de Viremont devaient savoir que M. de Lusigny avait naguère rendu des soins compromettants à lady Emilia B… et à madame de P… M. de Lusigny s’empressa d’avoir la vue basse et de ne pas reconnaître lady Emilia ni madame de P… lorsqu’elles passèrent devant lui. Le séducteur préparait ses trames, le pêcheur tendait ses filets, l’araignée tissait sa toile, le conquérant traçait son plan de campagne. Chaque fois que madame Charles de Viremont apercevait M. de Lusigny, elle rougissait. Bien… La victime était déjà prévenue, inquiète, effrayée. C’était beaucoup pour un premier jour. On ne demandait rien de plus.

Vers la fin du bal, pendant que l’on dansait cette mazurka de fantaisie tant à la mode ce printemps, la jeune femme, que tout ce manège commençait à fatiguer, proposa à sa belle-sœur de s’en aller, pensant avec raison que dans un moment où chacun était occupé à regarder danser la mazurka, et où personne ne songeait à quitter le bal, on pourrait avoir sa voiture plus promptement. Sa belle-sœur ayant paru prête à partir, elle se leva, et, se croyant suivie par elle, elle traversa plusieurs salons et arriva dans celui qui précédait l’antichambre : là elle vit qu’elle était seule et attendit. On sait que cette année les bals intimes étaient à la mode. On se donnait le luxe des salons étincelants et déserts. Madame de Viremont resta seule quelque temps, et comme la solitude est un piège que l’on n’est pas accoutumé à redouter dans le monde, elle y tomba complètement et s’abandonna à ses sombres pensées. Un voile funèbre couvrit son visage, naguère si faussement joyeux, sa taille se pencha comme succombant sous un poids insupportable ; et des larmes involontaires coulèrent sur ses joues, alors d’une effrayante pâleur. Elle revint à elle quand l’orchestre cessa de jouer. Elle ne se rappela qu’elle était au bal que lorsqu’elle n’entendit plus la musique du bal. Elle s’essuya les yeux vivement, regarda avec inquiétude si personne n’était là, et elle aperçut en face d’elle M. de Lusigny… Mais cette fois, à sa vue, elle ne rougit pas, elle ne détourna pas la tête avec dédain ; cette fois il n’y avait dans le regard de M. de Lusigny rien qui dût l’offenser, ni coquetterie,