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seuse pour rester toujours chez vous ; cela devait bien vous coûter !

Quand la femme qui commence à aimer M. de Lusigny, de coquette mondaine passe à l’état de femme sensible, le changement est beaucoup plus facile à motiver. Pour rester chez soi, on a mille prétextes. On acquiert tout à coup une santé très-délicate qui demande les plus grands soins : on a une petite toux nerveuse et l’on craint le froid ; on a mal aux yeux et l’on redoute l’éclat des lumières. D’ailleurs, on n’a jamais, dit-on, beaucoup aimé le monde ; on y allait par complaisance, cela se comprend.

— Quand on a un mari dans les affaires, il ne faut pas négliger ses relations.

Quelque amie perfide pourrait répondre :

— Mais, ma chère, vous avez toujours un mari, et il est toujours dans les affaires, et il a toujours besoin de ses relations.

Mais elle se contente de dire :

— Vous avez raison de fuir le monde, il devient bien ennuyeux.

Puis, comme elle tient à prouver qu’elle n’est pas dupe de ces mensonges, et qu’elle connaît parfaitement la cause de cette réclusion volontaire, l’amie perfide se tourne vers M. de Lusigny, occupé à dessiner dans un coin du salon, et s’écrie avec l’étonnement le plus malin :

— Ah ! vous voilà, monsieur de Lusigny ! Que devenez-vous donc ? On ne vous voit plus nulle part !…

Cette aimable exclamation veut dire : « Je sais que vous passez la vie ici. »

Mais ces deux métamorphoses n’ont rien de triste. Aller tous les soirs dans le monde pour y rencontrer une personne qui vous plaît, ou rester tous les soirs chez soi pour y attendre une personne qu’on aime, cela n’a rien de rigoureux ; changer ses goûts pendant quelque temps, c’est un bien faible sacrifice en amour… Mais changer son caractère, changer son cœur et toutes ses idées, et toutes ses croyances ; vaincre ses antipathies, étouffer ses haines, dévorer ses craintes, se démentir soi-même à tout moment, c’est un effort bien pénible, et c’est précisément le sacrifice que M. de Lusigny trouvait le plus de