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MARGUERITE

mule revient à Mazerat, et elle nous raconte cette stupidité. Nous en sommes heureux. « Cela me fait penser, dit une amie de madame de Rochemule, que je lui dois aussi une visite à cette dame ; j’irai la voir jeudi. » Elle y va… Elle la trouve toujours dans son salon avec la petite aux nuages, et, sans y entendre malice, elle lui dit : « C’est votre fille, cette belle enfant ? » L’autre de répondre : « Non, ce n’est pas ma fille ; c’est un ange que Dieu m’a donné pour m’aider à supporter les peines de cette vie… Vous ne savez pas, madame, ce qu’elle me disait l’autre jour ?… » Et la voilà qui recommence l’histoire de la pluie et le mot des nuages dans les mêmes termes et avec les mêmes grimaces. L’amie de madame de Rochemule revient à Mazerat, et elle raconte que madame H… n’a pas fait de nouveaux frais pour elle et qu’elle lui a répété sans y rien changer la phrase de l’ange, des nuages, etc., etc. « Il faut que j’entende cette phrase-là aussi, dis-je alors, j’irai demain à… — Je vais avec toi, » me crie Georges de Pignan. Et le lendemain nous partons tous deux à cheval. La dame était dans le salon, la petite fille aussi à son poste ; je prononce franchement la question magique : « C’est votre fille, cette jolie enfant ? » La dame répond aussitôt, comme un automate poussé par un ressort : « Non, ce n’est pas ma fille ; c’est un ange que Dieu m’a donné, etc., etc. » Puis elle arrive à ceci : « Vous ne savez pas, monsieur, ce qu’elle me disait l’autre jour ?… » — Si, je le sais ! pensais-je en regardant Georges de Pignan ; mais voilà le jeune fou qui pouffe de rire et qui s’enfuit dans le jardin. Elle m’a dit le fameux mot des nuages, et je l’ai beaucoup admiré. Alors cette stupide histoire s’est répandue dans le pays, et, les voisins, les gens qui arrivaient de Paris, les voyageurs, tout le monde est allé voir madame H… pour se faire dire ces deux superbes phrases ; et quand elle commençait celle-ci : « Vous ne savez pas ce qu’elle me disait… » c’était un désarroi complet ; les jeunes filles s’enfuyaient, les jeunes gens jetaient des livres et des lettres par terre, ils inventaient toutes sortes de moyens pour prétexter ou cacher leur fou rire. Cela a duré deux mois, et elle ne s’est aperçue de rien, si ce n’est de l’empressement qu’on avait mis à lui rendre visite, et de la bienveillance avec laquelle on