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OU DEUX AMOURS

d’histoires, jeunes et vieilles, qui l’aidaient à soutenir la conversation ; quand on est embarrassé, on devient très-anecdotique : la conversation d’une maîtresse de maison, inquiète, qui veut faire bonne contenance, ressemble à un recueil d’historiettes variées ; c’est une espèce d’ana ; et M. de la Fresnaye, sentant son esprit se troubler dans cette contrainte violente, appelait à son secours l’esprit de ses amis. Il raconta que Balzac avait dîné chez lui la veille, et qu’il avait été plus brillant, plus étincelant que jamais : — Il nous a bien amusés avec le récit de son voyage en Autriche. Quel feu ! quelle verve ! quelle puissance d’imitation ! C’était merveilleux. Sa manière de payer les postillons est une invention ravissante qu’un romancier de génie pouvait seul trouver : « J’étais très-embarrassé à chaque relais, disait-il ; comment faire pour payer ? Je ne savais pas un mot d’allemand et je ne connaissais pas la monnaie du pays. C’était très-difficile. Voilà ce que j’avais imaginé. J’avais un sac rempli de petites pièces d’argent, de kreutzers… Arrivé au relais, je prenais mon sac ; le postillon venait à la portière de la voiture : je le regardais attentivement entre les deux yeux et je lui mettais dans la main un kreutzer…, deux kreutzers…, puis trois, puis quatre, etc., jusqu’à ce que je le visse sourire… Dès qu’il souriait, je comprenais que je lui donnais un kreutzer de trop… Vite je reprenais ma pièce et mon homme était payé. »

— C’est charmant, dit Étienne ; mais c’était dangereux : un postillon triste et misanthrope l’aurait volé.

— Non, reprit Robert ; les misanthropes sont honnêtes : c’est pour cela qu’ils sont misanthropes ; mais ce cher Balzac, cette histoire le peint tout entier ; il s’était dit : « Je ne comprends pas l’allemand, je ne connais pas la monnaie du pays ; mais je comprends le cœur humain, mais je connais le langage de la physionomie, qui est le même dans tous les pays… » Et il avait su se faire un dictionnaire, bien plus, un argyromètre du sourire imprudent et naïf d’un postillon allemand.

— Aviez-vous Méry ? demanda Étienne ; quel esprit merveilleux !

— Il n’est pas à Paris ; sans cela… Mais nous avions Cabarrus, un esprit charmant aussi, plein de vivacité, de trait, de finesse.