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OU DEUX AMOURS

il était sept heures et demie… qui est-ce qui pouvait venir à cette heure-là ? personne. Aussi le grave valet de chambre était-il allé dans le voisinage faire une petite visite, une course d’un moment ; il était bien sûr d’être rentré pour l’heure du danger, et il avait laissé à sa place un jeune étourdi qu’il n’avait pas jugé en état de recevoir une consigne. Madame de Meuilles venait à peine de s’endormir, qu’elle fut réveillée par une voix qui annonçait avec pompe un personnage que d’abord elle ne reconnut pas ; puis l’ayant vu près de la cheminée :

— Vous… à cette heure ! s’écria-t-elle.

— Je n’espérais pas vous voir, madame ; je venais seulement demander de vos nouvelles : on m’a dit ce matin que vous étiez bien souffrante.

— Je suis beaucoup mieux, reprit-elle sèchement… Marguerite croyait mentir, mais elle disait vrai : rien que la vue de Robert l’avait ranimée et guérie.

— Vous jouez, croyez-moi, un jeu très-dangereux, dit-il. Vous vous rendrez sérieusement malade.

— Êtes-vous médecin ? Prétendez-vous me donner des conseils ?

— C’est votre esprit qui souffre ; ce n’est pas un médecin qu’il faut pour vous soigner, c’est un philosophe, et moi qui vous parle, je suis un excellent philosophe ; vous avez tort de ne pas me consulter.

— Je n’ai pas confiance.

— Ah ! si vous n’aviez pas confiance, vous me consulteriez ! dit-il avec une légère fatuité, mais avec une malice pleine de grâce.

Elle allait répondre, quand Étienne entra. « Oh ! mon Dieu, que va-t-il se passer ? que vais-je devenir ?… pensa madame de Meuilles. Quelle fatalité ! je me promets de ne revoir jamais ni l’un ni l’autre, et les voilà tous deux ensemble… ensemble, ces deux hommes qui se détestent… quel supplice ! »

Elle tremblait, elle était horriblement inquiète. Autre fatalité : madame d’Arzac, qui venait tous les soirs, ne venait pas justement ce soir-là que sa présence aurait été si utile à sa fille ; elle l’aurait aidée dans cette situation pénible ; elle aurait causé de choses indifférentes ; elle n’aurait pas été, comme Marguerite, étouffée, étranglée par l’embarras, par l’émotion,