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MARGUERITE

à coup j’avise une petite personne, jolie comme un cœur, seize ans au plus, une Hébé !… Elle avait de grands yeux étonnés qui regardaient de tous côtés, comme une petite sauvage ; elle donnait le bras à un jeune homme. Parbleu ! me dis-je, voilà un gaillard bien heureux ! De temps en temps, elle se penchait sur son bras pour lui parler avec une familiarité câline qui était charmante, et lui, il riait comme un fou des questions probablement saugrenues qu’elle lui adressait ; au tournant d’une rue, l’heureux couple s’est trouvé arrêté par mon fiacre, et j’ai reconnu ce monstre, ce brigand, ce scélérat de la Fresnaye.

M. de la Fresnaye ? s’écria madame d’Arzac ; ah ! c’est charmant ! tout se découvre… voilà ce qui a fait fuir la duchesse.

— Robert de la Fresnaye lui-même ! en bonne fortune à huit heures du matin, avec une petite personne assez suspecte, mais, ma foi, bien gentille et bien jolie ; et il fallait qu’elle fût naturellement très-agréable, car elle était habillée comme une petite sorcière : un vilain chapeau de peluche râpé, une piteuse robe de laine jadis bleue. Ah ! pour un élégant, c’était misérable ; aussi, la première fois que je verrai Robert, je lui ferai honte, ajouta le vieux mauvais sujet en parlant bas au gendre de madame d’Ëstigny ; je lui dirai : On habille, mon cher ! on habille !

Cette histoire inconvenante et racontée sans aucune finesse venait tellement à propos, qu’on l’écouta avec ravissement.

— J’oublie de vous dire, ajouta le narrateur charmé de son succès, que j’ai salué la Fresnaye par méchanceté et qu’il a paru très-contrarié de ma politesse.

Chose étrange ! pendant ce récit, Marguerite était au supplice ; une jalousie insensée lui rongeait le cœur et elle en souffrait doublement : elle souffrait parce qu’elle était jalouse, elle souffrait parce qu’elle découvrait qu’elle était jalouse et que cette découverte lui prouvait son fatal amour.

On avait dit tant de mal de Robert depuis une heure ! elle était restée insensible ; on avait parlé de sa passion pour la duchesse de Bellegarde, elle ne s’était pas sentie jalouse de la duchesse, et pour cette amourette d’Opéra peut-être, pour cette