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OU DEUX AMOURS

allait lui poser nettement cette question. Il en était bien capable ; elle eut peur… Mais Étienne avait un air d’insouciance qui les déconcerta d’abord tous les deux. Il fit à Robert un salut très-gracieux, et tendant la main à Marguerite, il lui dit à la hâte, comme un homme qui est attendu : — Je viens vous demander pardon, ma chère cousine, je suis obligé de vous faire ce soir une infidélité.

À ce mot, Marguerite rougit. Étienne continua :

— J’ai un dîner d’adieu ; nous embarquons ce soir notre brave capitaine Gérard. Il va faire le tour du monde. J’avais d’abord refusé, mais il m’a dit : « Viens, viens… qui sait ? nous ne nous reverrons peut-être jamais ; ne perds pas cette occasion… Si c’était la dernière ! » J’ai accepté.

Elle retrouva un peu de voix pour lui dire : — Vous viendrez tard ?

— Je viendrai de bonne heure demain ; des marins, ça dîne pendant vingt-quatre heures… À demain ! on m’attend…

Il sortit en courant et laissa toutes les portes ouvertes.

Madame de Meuilles et Robert restèrent stupéfaits de cette apparition. Mais leur étonnement avait une cause différente. Une profonde tristesse se peignait sur les traits de Robert, ses yeux exprimaient une pitié navrante.

— Pauvre jeune homme ! dit-il en se parlant à lui-même.

— Vous le plaignez, reprit Marguerite, parce qu’il me quitte pour s’amuser ?

— Ah ! vous croyez donc au départ du marin, vous ?

— Sans doute.

— Et vous dites que vous l’aimez !… Et vous n’avez pas vu qu’il était fou de désespoir, ivre de jalousie… qu’il avait le cœur déchiré ?

— Non, dit-elle confondue et avec humilité.

— Eh bien, moi qui ne l’aime pas, mais qui sais ce qu’un malheureux qui aime peut souffrir, moi je vous apprends qu’il n’a rien à faire ce soir, qu’il n’a pas d’ami dans la marine, qu’il va s’enfermer chez lui, et que là, seul, désolé, il va vous écrire vingt lettres qui commenceront toutes par ces mots : « Je vous rends votre parole, Marguerite. »

— Si c’est ainsi, dit-elle, c’est moi qui vais lui écrire.