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OU DEUX AMOURS

Robert regarda madame de Meuilles. Elle avait entendu ce reproche, et ils y répondirent tous deux d’un commun sourire ; Marguerite rougit et regretta ce sourire d’intelligence qui l’engageait ; mais ce n’était pas sa faute ; pourquoi donc cette petite femme avait-elle parlé de soirée manquée ! Cela arrive souvent dans le monde, qu’une sotte aide deux personnes d’esprit à se comprendre, que la secourable balourdise d’un indifférent serve d’interprète à une pensée trop tendre ou trop hardie qu’on n’aurait pas osé exprimer sans son assistance.

Madame d’Arzac se repentait d’avoir retenu sa fille chez madame d’Estigny. À son tour, elle songeait à lui faire signe de partir… On annonça madame la duchesse de Bellegarde… elle changea de projet. « Ah ! se dit-elle, voilà qui va le mettre à la raison, ce fier séducteur ! » Et elle crut que le moyen le plus sûr de perdre M. de la Fresuaye dans l’esprit de Marguerite, c’était de la rendre témoin de ses soins obligés pour une autre femme ; mais madame d’Arzac ne Connaissait pas M. de la Fresnaye. C’était le caractère le plus indépendant, le cœur le plus indisciplinable qui exista jamais ; il n’était esclave que de ses désirs, il n’appartenait qu’à sa volonté, et quand une idée ardente le possédait puissamment, il n’y avait au monde ni devoir, ni scrupule, ni ambition, ni lien capable de l’en distraire ; la force de la volonté chez lui allait jusqu’à l’exaltation : c’était une fièvre qui le rendait cruel et terrible tant que durait le délire, et qui n’avait d’autre chance de guérison que l’impossibilité démontrée de ses vœux ou leur triomphe.

L’arrivée de la duchesse de Bellegarde, qui devait le déconcerter, le réjouit ; il ne vit pas en elle une ennemie, un obstacle, il vit un auxiliaire : elle allait lui servir dans ses attestations ; il allait faire de son dépit un gage d’amour pour Marguerite.

Quelle recherche pleine de délicatesse !

Persuader madame de Meuilles de sa tendresse, c’était l’idée fixe du moment, et il fallait que tout fût sacrifié à cette idée. La duchesse de Bellegarde n’avait été créée si belle, si séduisante, si digne en tout d’inspirer une passion profonde, elle ne l’avait aimé si tendrement, elle ne s’était si follement compromise pour lui depuis deux années, que pour lui fournir ce soir-là le moyen de dire à une autre : Je vous aime !