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abord que la voix commune de la nature, qui désire toujours ardemment la vie, devrait décider cette question. Car si la vie est un don de Dieu, n’est-ce pas un désir très juste de vouloir conserver longtemps les bienfaits de son souverain ? Et d’ailleurs étant certain que la longue vie approche de plus près l’immortalité, ne devons-nous pas souhaiter de retenir, si nous pouvons, quelque image de ce glorieux privilège dont notre nature est déchue ?

En effet nous voyons que les premiers hommes, lorsque le monde plus innocent était encore dans son enfance, remplissaient des neuf cents ans par leur vie ; et que, lorsque la malice s’est accrue, la vie en même temps s’est diminuée. Dieu même, dont la vérité infaillible doit être la règle souveraine de nos sentiments, étant irrité contre nous, nous menace en sa colère d’abréger nos jours : et au contraire il promet une longue vie à ceux qui observeront ses commandements. Enfin, si cette vie est le champ fécond dans lequel nous devons semer pour la glorieuse immortalité, ne devons-nous pas désirer que le champ soit ample et spacieux, afin que la moisson soit plus abondante ? Et ainsi l’on ne peut nier que la bonne vie ne soit souhaitable.

Ces raisons, qui flattent nos sens gagneront aisément le dessus. Mais on leur oppose d’autres maximes qui sont plus dures à la vérité, et aussi plus fortes et plus vigoureuses. Et premièrement, je nie que la vie de l’homme puisse être longue ; de sorte que souhaiter une longue vie dans ce lieu de corruption, c’est n’entendre pas ses propres désirs. Je me fonde sur ce principe de saint Augustin : Non est longum quod aliquando finitur (In Joan. Tract. XXXII, n. 9, t. III, par. II, pag. 529) : Tout ce qui a fin ne peut être long. Et la raison en est évidente ; car tout ce qui est sujet à finir s’efface nécessairement au dernier moment, et on ne peut compter de longueur en ce qui est entièrement effacé. Car de même qu’il ne sert de rien de remplir lorsque j’efface tout par un dernier trait, ainsi la longue et la courte vie sont toutes égalées par la mort, parce qu’elle les efface toutes également.

Je vous ai représenté, chrétiens, deux opinions différentes qui partagent les sentiments de tous les mortels. Les uns, en petit nombre, méprisent la vie ; les autres estiment que leur plus grands bien c’est de la pouvoir longtemps conserver. Mais peut-être que nous accorderons aisément ces deux propositions si contraires, par une troisième maxime, qui nous apprendra d’estimer la vie, non par sa longueur, mais par son usage ; et qui nous fera confesser qu’il n’est rien plus dangereux qu’une longue vie, quand elle n’est remplie que de vaines entreprises, ou même d’actions criminelles ; comme aussi il n’est rien plus précieux, quand elle est utilement ménagée pour l’éternité. Et c’est pour cette seule raison que je bénirai mille et mille fois la sage et honorable vieillesse d’Yolande de Monterby ; puisque, dès ses années les plus tendres jusqu’à l’extrémité de sa vie, qu’elle a finie en Jésus-Christ après un grand âge, la crainte de Dieu a été son guide, la prière son occupation, la pénitence son exercice, la charité sa pratique la plus ordinaire, le ciel tout son amour et son espérance.

Désabusons-nous, chrétiens, des vaines et téméraires préoccupations, dont notre raison est tout obscurcie par l’illusion de nos sens : apprenons à juger des choses par les véritables principes ; nous avouerons franchement, à l’exemple de cette abbesse, que nous devons dorénavant mesurer la vie par les actions, non par les années. C’est ce que vous comprendrez sans difficulté par ce raisonnement invincible.

Nous pouvons regarder le temps de deux manières différentes : nous le pouvons considérer premièrement en tant qu’il se mesure en lui-même par heures, par jours, par mois, par années, et dans cette considération je soutiens que le temps n’est rien, parce qu’il n’a ni forme, ni subsistance ; que tout son être n’est que de couler, c’est-à-dire, que tout son être n’est que de périr, et partant que tout son être n’est rien.

C’est ce qui fait dire au Psalmiste retiré profondément en lui-même, dans la considération du néant de l’homme : Ecce mensurabiles posuisti dies meos (Ps. XXXVIII, 6) : Vous avez, dit-il, établi le cours de ma vie pour être mesuré par le temps ; et c’est ce qui lui fait dire aussitôt après : Et substantia mea tanquam nihilum ante te : Et ma substance est comme rien devant vous ; parce que, tout mon être dépendant du temps, dont la nature est de n’être jamais que dans un moment qui s’enfuit d’une course précipitée et irrévocable, il s’ensuit que ma substance n’est rien, étant inséparablement attachée à cette vapeur légère et volage, qui ne se forme qu’en se dissipant, et qui entraîne perpétuellement mon être avec elle d’une manière si étrange et si nécessaire, que si je ne suis le temps, je me perds, parce que ma vie demeure arrêtée ; et d’autre part, si je suis le temps, qui se perd et coule toujours, je me perds nécessairement avec lui : Ecce mensurabiles posuisti dies meos, et substantia mea tanquam nihilum ante te. D’où passant plus outre il conclut : In imagine pertransit homo (Ibid.) : L’homme passe comme les vaines images que la fantaisie forme en elle-même, dans l’illusion de nos songes, sans corps, sans solidité et sans consistance.

Mais élevons plus haut nos esprits ; et après avoir regardé le temps dans cette perpétuelle dissipation, considérons-le maintenant en un autre sens, en tant qu’il aboutit à l’éternité ; car cette présence immuable de l’éternité, toujours fixe, toujours permanente, enfermant en l’infinité de son étendue toutes les différences des temps, il s’ensuit manifestement que le temps peut entrer en quelque sorte dans l’éternité ; et il a plu à notre grand Dieu, pour consoler les misérables mortels de la perte continuelle qu’ils font de leur être, par le vol irréparable du