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LETTRES PROVINCIALES.

lution sur la foi de ces casuistes seroit en état de damnation : d’où je comprends qu’un seul casuiste peut à son gré faire de nouvelles règles de morale, et disposer, selon sa fantaisie, de tout ce qui regarde la conduite des mœurs. — Il faut, me dit le père, apporter quelque tempérament à ce que vous dites. Apprenez bien ceci. Voici notre méthode, où vous verrez le progrès d’une opinion nouvelle, depuis sa naissance jusqu’à sa maturité.

« D’abord le docteur grave qui l’a inventée l’expose au monde, et la jette comme une semence pour prendre racine. Elle est encore foible en cet état ; mais il faut que le temps la mûrisse peu à peu ; et c’est pourquoi Diana, qui en a introduit plusieurs, dit en un endroit : « J’avance cette opinion ; mais parce qu’elle est nouvelle, je la laisse mûrir au temps, relinquo tempori maturandam. » Ainsi, en peu d’années, on la voit insensiblement s’affermir ; et, après un temps considérable, elle se trouve autorisée par la tacite approbation de l’Église, selon cette grand maxime du P. Bauny : « qu’une opinion étant avancée par quelques casuistes, et l’Église ne s’y étant point opposée, c’est un témoignage qu’elle l’approuve. » Et c’est en effet par ce principe qu’il autorise un de ses sentimens dans son traité VI (p. 312). — Eh quoi ! lui dis-je, mon père, l’Église, à ce compte-là, approuveroit donc tous les abus qu’elle souffre, et toutes les erreurs des livres qu’elle ne censure point ? — Disputez, me dit-il, contre le P. Bauny. Je vous fais un récit, et vous contestez contre moi. Il ne faut jamais disputer sur un fait. Je vous disois donc que, quand le temps a ainsi mûri une opinion, alors elle est tout à fait probable et sûre. Et de là vient que le docte Caramuel, dans la lettre où il adresse à Diana sa Théologie fondamentale, dit que ce grand « Diana a rendu plusieurs opinions probables qui ne l’étoient pas auparavant, quæ antea non erant. Et qu’ainsi on ne pèche plus en les suivant ; au lieu qu’on péchoit auparavant : jam non peccant, licet ante peccaverint. »

— En vérité, mon père, lui dis-je, il y a bien à profiter auprès de vos docteurs. Quoi ! de deux personnes qui font les mêmes choses, celui qui ne sait pas leur doctrine pèche, celui qui la sait ne pèche pas ? Est-elle donc tout ensemble instructive et justifiante ? La loi de Dieu faisoit des prévaricateurs, selon saint Paul ; celle-ci fait qu’il n’y a presque que des innocens. Je vous supplie, mon père, de m’en bien informer ; je ne vous quitterai point que vous ne m’ayez dit les principales maximes que vos casuistes ont établies.

— Hélas ! me dit le père, notre principal but auroit été de n’établir point d’autres maximes que celles de l’Évangile dans toute leur sévérité ; et l’on voit assez par le règlement de nos mœurs que, si nous souffrons quelque relâchement dans les autres, c’est plutôt par condescendance que par dessein. Nous y sommes forcés. Les hommes sont aujourd’hui tellement corrompus, que, ne pouvant les faire venir à nous, il faut bien que nous allions à eux : autrement ils nous quitteroient ; ils feroient pis, ils s’abandonneroient entièrement. Et c’est pour les retenir que nos casuistes ont considéré les vices auxquels on est le plus porté dans toutes les conditions, afin d’établir des maximes si douces, sans