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LETTRES PROVINCIALES.

du monde. — Nous laissons les Pères, me dit-il, à ceux qui traitent la positive : mais, pour nous qui gouvernons les consciences, nous les lisons peu, et ne citons dans nos écrits que les nouveaux casuistes. Voyez Diana, qui a tant écrit ; il a mis à l’entrée de ses livres la liste des auteurs qu’il rapporte. Il y en a deux cent quatre-vingt-seize, dont le plus ancien est depuis quatre-vingts ans. — Cela est donc venu au monde depuis votre Société ? lui dis-je. — Environ, me répondit-il. — C’est-à-dire, mon père, qu’à votre arrivée on a vu disparoître saint-Augustin, saint Chrysostome, saint Ambroise, saint Jérôme, et les autres pour ce qui est de la morale. Mais au moins que je sache les noms de ceux qui leur ont succédé ; qui sont-ils, ces nouveaux auteurs ? — Ce sont des gens bien habiles et bien célèbres, me dit-il. C’est Villalobos, Conink, Llamas, Achokier, Dealkozer, Dellacrux, Veracruz, Ugolin, Tambourin, Fernandez, Martinez, Suarez, Henriquez, Vasquez, Lopez, Gomez, Sanchez, de Vechis, de Grassis, de Grassalis, de Pitigianis, de Graphæis, Squilanti, Bizozeri, Barcola, de Bobadilla, Simancha, Perez de Lara, Aldretta, Lorca, de Scarcia, Quaranta, Scophra, Pedrezza, Cabrezza, Bisbe, Dias, de Clavasio, Villagut, Adam à Manden, Iribarne, Binsfeld, Volfangi à Vorberg, Vosthery, Strevesdorf. — Ô mon père ! lui dis-je tout effrayé, tous ces gens-là étoient-ils chrétiens ? — Comment, chrétiens ! me répondit-il. Ne vous disois-je pas que ce sont les seuls par lesquels nous gouvernons aujourd’hui la chrétienté ? » Cela me fit pitié, mais je ne lui en témoignai rien, et lui demandai seulement si tous ces auteurs-là étoient jésuites. « Non, me dit-il, mais il n’importe ; ils n’ont pas laissé de dire de bonnes choses. Ce n’est pas que la plupart ne les aient prises ou imitées des nôtres, mais nous ne nous piquons pas d’honneur, outre qu’ils citent nos pères à toute heure et avec éloge. Voyez Diana, qui n’est pas de notre Société, quand il parle de Vasquez, il l’appelle le phénix des esprits. Et quelquefois il dit « que Vasquez seul lui est autant que tout le reste des hommes ensemble, instar omnium. » Aussi tous nos pères se servent fort souvent de ce bon Diana ; car si vous entendez bien notre doctrine de la probabilité, vous verrez que cela n’y fait rien. Au contraire, nous avons bien voulu que d’autres que les jésuites puissent rendre leurs opinions probables, afin qu’on ne puisse pas nous les imputer toutes. Et ainsi, quand quelque auteur que ce soit en a avancé une, nous avons droit de la prendre, si nous le voulons, par la doctrine des opinions probables, et nous n’en sommes pas les garans quand l’auteur n’est pas de notre corps. — J’entends tout cela, lui dis-je. Je vois bien par là que tout est bien venu chez vous, hormis les anciens Pères, et que vous êtes les maîtres de la campagne. Vous n’avez plus qu’à courir.

« Mais je prévois trois ou quatre grands inconvéniens, et de puissantes barrières qui s’opposeront à votre course. — Et quoi ? me dit le père tout étonné. — C’est, lui répondis-je, l’Écriture sainte, les papes et les conciles, que vous ne pouvez démentir, et qui sont tous dans la voie unique de l’Évangile. — Est-ce là tout ? me dit-il. Vous m’avez fait peur. Croyez-vous qu’une chose si visible n’ait pas été prévue, et que nous n’y ayons pas pourvu ? Vraiment je vous admire, de penser que