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LETTRES PROVINCIALES.

coup de vin ? — Non, mon père, lui dis-je, je ne le puis souffrir. — Je vous disois cela, me répondit-il, pour vous avertir que vous en pourriez boire le matin, et quand il vous plairoit, sans rompre le jeûne ; et cela soutient toujours. En voici la décision au même lieu (n. 75) : « Peut-on sans rompre le jeûne, boire du vin à telle heure qu’on voudra, et même en grande quantité ? On le peut, et même de l’hypocras. » Je ne me souvenois pas de cet hypocras, dit-il ; il faut que je le mette sur mon recueil. — Voilà un honnête homme, lui dis-je, qu’Escobar. — Tout le monde l’aime, répondit le père : il fait de si jolies questions ! Voyez celle-ci qui est au même endroit (n. 38) : « Si un homme doute qu’il ait vingt et un ans, est-il obligé de jeûner ? Non. Mais si j’ai vingt et un ans cette nuit à une heure après minuit, et qu’il soit demain jeûne, serai-je obligé de jeûner demain ? Non ; car vous pourriez manger autant qu’il vous plairoit depuis minuit jusqu’à une heure, puisque vous n’auriez pas encore vingt et un ans : et ainsi ayant droit de rompre le jeûne, vous n’y êtes point obligé. » — Ô que cela est divertissant ! lui dis-je. — On ne s’en peut tirer, me répondit-il ; je passe les jours et les nuits à le lire, je ne fais autre chose. » Le bon père, voyant que j’y prenois plaisir, en fut ravi, et continuant : « Voyez, dit-il, encore ce trait de Filiutius, qui est un de ces vingt-quatre jésuites (t. II, tr. XXVII, part. II, chap. VI, n. 143) : « Celui qui s’est fatigué à quelque chose, comme à poursuivre une fille, ad insequendam amicam, est-il obligé de jeûner ? Nullement. Mais s’il s’est fatigué exprès pour être par là dispensé du jeûne, y sera-t-il tenu ? « Encore qu’il ait eu ce dessein formé, il n’y sera point obligé. » Eh bien ! l’eussiez-vous cru ? me dit-il. — En vérité, mon père, lui dis-je, je ne le crois pas bien encore. Eh quoi ! n’est-ce pas un péché de ne pas jeûner quand on le peut ? Et est-il permis de rechercher les occasions de pécher ? ou plutôt n’est-on pas obligé de les fuir ? Cela seroit assez commode. — Non pas toujours, me dit-il ; c’est selon. — Selon quoi ? lui dis-je. — Ho ! ho ! repartit le père. — Et si on recevoit quelque incommodité en fuyant les occasions, y seroit-on obligé, à votre avis ? — Ce n’est pas au moins celui du P. Bauny que voici (p. 1084) : « On ne doit pas refuser l’absolution à ceux qui demeurent dans les occasions prochaines du péché, s’ils sont en tel état qu’ils ne puissent les quitter sans donner sujet au monde de parler, ou sans qu’ils en reçussent eux-mêmes de l’incommodité. » — Je m’en réjouis, mon père ; il ne reste plus qu’à dire qu’on peut rechercher les occasions de propos délibéré, puisqu’il est permis de ne les pas fuir. — Cela même est aussi quelquefois permis, ajouta-t-il. Le célèbre casuiste Basile Ponce l’a dit, et le P. Bauny le cite et approuve son sentiment, que voici dans le Traité de la Pénitence (quest. IV, p. 94) : « On peut rechercher une occasion directement et pour elle-même, primo et per se, quand le bien spirituel ou temporel de nous ou de notre prochain nous y porte. » — Vraiment, lui dis-je, il me semble que je rêve, quand j’entends des religieux parler de cette sorte ! Eh quoi, mon père, dites-moi, en conscience, êtes-vous dans ce sentiment-là ? — Non vraiment, me dit le père. — Vous parlez donc, continuai-je, contre votre conscience ? —