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LETTRE V.

c’est pour une vertu plus haute que celle des pharisiens et des plus sages du paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour ces effets. Mais pour dégager l’âme de l’amour du monde, pour la retirer de ce qu’elle a de plus cher, pour la faire mourir à soi-même, pour la porter et l’attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce n’est l’ouvrage que d’une main toute-puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre que l’on a toujours un plein pouvoir, qu’il le seroit de nier que ces vertus, destituées d’amour de Dieu, lesquelles ces bons pères confondent avec les vertus chrétiennes, ne sont pas en notre puissance. »

Voilà comme il me parla, et avec beaucoup de douleur ; car il s’afflige sérieusement de tous ces désordres. Pour moi, j’estimai ces bons pères de l’excellence de leur politique, et je fus, selon son conseil, trouver un bon casuiste de la Société. C’est une de mes anciennes connoissances, que je voulus renouveler exprès ; et comme j’étois instruit de la manière dont il les falloit traiter, je n’eus pas de peine à le mettre en train. Il me fit d’abord mille caresses, car il m’aime toujours ; et après quelques discours indifférens, je pris occasion du temps où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le jeûne, afin d’entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai donc que j’avois de la peine à le supporter. Il m’exhorta à me faire violence : mais, comme je continuai à me plaindre, il en fut touché, et se mit à chercher quelque cause de dispense. Il m’en offrit en effet plusieurs qui ne me convenoient point, lorsqu’il s’avisa enfin de me demander si je n’avois pas de peine à dormir sans souper. « Oui, lui dis-je, mon père, et cela m’oblige souvent à faire collation à midi et à souper le soir. — Je suis bien aise, me répliqua-t-il, d’avoir trouvé ce moyen de vous soulager sans péché : allez, vous n’êtes point obligé à jeûner. Je ne veux pas que vous m’en croyiez, venez à la bibliothèque. » J’y fus, et là, en prenant un livre : « En voici la preuve, me dit-il, et Dieu sait quelle ! C’est Escobar. — Qui est Escobar, lui dis-je, mon père ? — Quoi ! vous ne savez pas qui est Escobar de notre Société, qui a compilé cette Théologie morale de vingt-quatre de nos pères, sur quoi il fait, dans la préface, une « allégorie de ce livre à celui de l’Apocalypse qui étoit scellé de sept sceaux ? » Et il dit que « Jésus l’offre ainsi scellé aux quatre animaux, Suarez, Vasquez, Molina, Valentia, en présence de vingt-quatre jésuites qui représentent les vingt-quatre vieillards ? » Il lut toute cette allégorie, qu’il trouvoit bien juste, et par où il me donnoit une grande idée de l’excellence de cet ouvrage. Ayant ensuite cherché son passage du jeûne : « Le voici, me dit-il, au traité I (ex. XIII, n. 67). « Celui qui ne peut dormir s’il n’a soupé, est-il obligé de jeûner ? Nullement. » N’êtes-vous pas content ? — Non pas tout à fait, lui dis-je : car je puis bien supporter le jeûne en faisant collation le matin et soupant le soir. — Voyez donc la suite, me dit-il ; ils ont pensé à tout. « Et que dira-t-on, si on peut bien se passer d’une collation le matin en soupant le « soir ? » — Me voilà. — « On n’est point encore obligé à jeûner ; car « personne n’est obligé à changer l’ordre de ses repas. » — Ô la bonne raison ! lui dis-je. — Mais dites-moi, continua-t-il, usez-vous de beau-