Page:Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
50
LETTRES PROVINCIALES.

« J’en parlerai, dit-il, à nos pères ; ils y trouveront bien quelque réponse. Nous en avons ici de bien subtils. » Nous l’entendîmes bien ; quand je fus seul avec mon ami, je lui témoignai d’être étonné du renversement que cette doctrine apportoit dans la morale. À quoi il me répondit qu’il étoit bien étonné de mon étonnement. « Ne savez-vous donc pas encore que leurs excès sont beaucoup plus grands dans la morale que dans les autres matières ? » Il m’en donna d’étranges exemples et remit le reste à une autre fois. J’espère que ce que j’en apprendrai sera le sujet de notre premier entretien.

Je suis, etc.


CINQUIÈME LETTRE.
Dessein des jésuites en établissant une nouvelle morale. Deux sortes de casuistes parmi eux : beaucoup de relâchés, et quelques-uns de sévères ; raison de cette différence. Explication de la doctrine de la probabilité. Foule d’auteurs modernes et inconnus mis à la place des saints Pères.
De Paris, ce 20 mars 1656.
Monsieur,

Voici ce que je vous ai promis ; voici les premiers traits de la morale de ces bons pères jésuites, « de ces hommes éminens en doctrine et en sagesse, qui sont tous conduits par la sagesse divine, qui est plus assurée que toute la philosophie. » Vous pensez peut-être que je raille : je le dis sérieusement, ou plutôt ce sont eux-mêmes qui le disent dans leur livre intitulé, Imago primi sæculi. Je ne fais que copier leurs paroles aussi bien que dans la suite de cet éloge : « C’est une société d’hommes ou plutôt d’anges, qui a été prédite par Isaïe en ces paroles : « Allez, anges prompts et légers. » La prophétie n’en est-elle pas claire ? « Ce sont des esprits d’aigles ; c’est une troupe de phénix, un auteur ayant montré depuis peu qu’il y en a plusieurs. Ils ont changé la face de la chrétienté. » Il le faut croire, puisqu’ils le disent. Et vous l’allez bien voir dans la suite de ce discours, qui vous apprendra leurs maximes.

J’ai voulu m’en instruire de bonne sorte. Je ne me suis pas fié à ce que notre ami m’en avoit appris. J’ai voulu les voir eux-mêmes ; mais j’ai trouvé qu’il ne m’avoit rien dit que de vrai. Je pense qu’il ne ment jamais. Vous le verrez par le récit de ces conférences.

Dans celle que j’eus avec lui, il me dit de si étranges choses, que j’avois peine à le croire ; mais il me les montra dans les livres de ces pères : de sorte qu’il ne me resta à dire pour leur défense, sinon que c’étoient les sentimens de quelques particuliers qu’il n’étoit pas juste d’imputer au corps. Et en effet, je l’assurai que j’en connoissois qui sont aussi sévères que ceux qu’il me citoit sont relâchés. Ce fut sur cela qu’il me découvrit l’esprit de la société, qui n’est pas connu de tout le monde ; et vous serez peut-être bien aise de l’apprendre. Voici ce qu’il me dit :

« Vous pensez beaucoup faire en leur faveur de montrer qu’ils ont de leurs pères aussi conformes aux maximes évangéliques que les autres sont contraires ; et vous concluez de là que ces opinions larges n’ap-