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LETTRES PROVINCIALES.

impossible qu’on ne pèche pas quand on ne connoît pas la justice : Necesse est ut peccet, a quo ignoratur justitia. »

Le bon père, se trouvant aussi empêché de soutenir son opinion au regard des justes qu’au regard des pécheurs, ne perdit pas pourtant courage ; et après avoir un peu rêvé : « Je m’en vas bien vous convaincre, » nous dit-il. Et reprenant son P. Bauny à l’endroit même qu’il nous avoit montré : « Voyez, voyez la raison sur laquelle il établit sa pensée. Je savois bien qu’il ne manquoit pas de bonnes preuves. Lisez ce qu’il cite d’Aristote, et vous verrez qu’après une autorité si expresse, il faut brûler les livres de ce prince des philosophes, ou être de notre opinion. Écoutez donc les principes qu’établit le P. Bauny : il dit premièrement « qu’une action ne peut être imputée à blâme lorsqu’elle est involontaire. » — Je l’avoue, lui dit mon ami. — Voilà la première fois, leur dis-je, que je vous ai vus d’accord. Tenez-vous en là, mon père, si vous m’en croyez. — Ce ne seroit rien faire, me dit-il ; car il faut savoir quelles sont les conditions nécessaires pour faire qu’une action soit volontaire. — J’ai bien peur, répondis-je, que vous ne vous brouilliez là-dessus. — Ne craignez point, dit-il, ceci est sûr ; Aristote est pour moi. Écoutez bien ce que dit le P. Bauny : « Afin qu’une action soit volontaire, il faut qu’elle procède d’homme qui voie, qui sache, qui pénètre ce qu’il y a de bien et de mal en elle. Voluntarium est, dit-on communément avec le Philosophe (vous savez bien que c’est Aristote, me dit-il en me serrant les doigts), quod fit a principio cognoscente singula, in quibus est actio : si bien que, quand la volonté, à la volée et sans discussion, se porte à vouloir ou abhorrer, faire ou laisser quelque chose, avant que l’entendement ait pu voir s’il y a du mal à la vouloir ou à la fuir, la faire ou la laisser, telle action n’est ni bonne ni mauvaise, d’autant qu’avant cette perquisition, cette vue et réflexion de l’esprit dessus les qualités bonnes ou mauvaises de la chose à laquelle on s’occupe, l’action avec laquelle on la fait n’est volontaire. »

« Eh bien ! me dit le père, êtes-vous content ? — Il semble, repartis-je, qu’Aristote est de l’avis du P. Bauny ; mais cela ne laisse pas de me surprendre. Quoi, mon père ! il ne suffit pas, pour agir volontairement, qu’on sache ce que l’on fait, et qu’on ne le fasse que parce qu’on le veut faire ? mais il faut de plus « que l’on voie, que l’on sache et que l’on pénètre ce qu’il y a de bien et de mal dans cette action ? » Si cela est, il n’y a guère d’actions volontaires dans la vie ; car on ne pense guère à tout cela. Que de juremens dans le jeu, que d’excès dans les débauches, que d’emportemens dans le carnaval qui ne sont point volontaires, et par conséquent ni bons ni mauvais, pour n’être point accompagnés de ces réflexions d’esprit sur les qualités bonnes ou mauvaises de ce que l’on fait ! Mais est-il possible, mon père, qu’Aristote ait eu cette pensée ? car j’avois ouï dire que c’étoit un habile homme. — Je m’en vas vous en éclaircir, » me dit mon janséniste. Et ayant demandé au père la Morale d’Aristote, il l’ouvrit au commencement du troisième livre, d’où le P. Bauny a pris les paroles qu’il en rapporte, et dit à ce bon père : « Je vous pardonne d’avoir cru, sur la foi du