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LETTRE IV.

« Voilà, mon père, le dernier retranchement où se retirent ceux de votre parti qui ont voulu entrer en dispute. Mais vous y êtes aussi peu en assurance. L’exemple des justes ne vous est pas plus favorable. Qui doute qu’ils ne tombent souvent dans des péchés de surprise sans qu’ils s’en aperçoivent ? N’apprenons-nous pas des saints mêmes combien la concupiscence leur tend de pièges secrets, et combien il arrive ordinairement que, quelque sobres qu’ils soient, ils donnent à la volupté ce qu’ils pensent donner à la seule nécessité, comme saint Augustin le dit de soi-même dans ses Confessions ?

« Combien est-il ordinaire de voir les plus zélés s’emporter dans la dispute à des mouvemens d’aigreur pour leur propre intérêt, sans que leur conscience leur rende sur l’heure d’autre témoignage, sinon qu’ils agissent de la sorte pour le seul intérêt de la vérité, et sans qu’ils s’en aperçoivent quelquefois que longtemps après !

« Mais que dira-t-on de ceux qui se portent avec ardeur à des choses effectivement mauvaises, parce qu’ils les croient effectivement bonnes, comme l’histoire ecclésiastique en donne des exemples ? ce qui n’empêche pas, selon les Pères, qu’ils n’aient péché dans ces occasions.

« Et sans cela, comment les justes auroient-ils des péchés cachés ? Comment seroit-il véritable que Dieu seul en connoît et la grandeur et le nombre ; que personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine, et que les plus saints doivent toujours demeurer dans la crainte et dans le tremblement, quoiqu’ils ne se sentent coupables en aucune chose, comme saint Paul le dit de lui-même ?

« Concevez donc, mon père, que les exemples et des justes et des pécheurs renversent également cette nécessité que vous supposez pour pécher, de connoître le mal et d’aimer la vertu contraire, puisque la passion que les impies ont pour les vices témoigne assez qu’ils n’ont aucun désir pour la vertu ; et que l’amour que les justes ont pour la vertu témoigne hautement qu’ils n’ont pas toujours la connoissance des péchés qu’ils commettent chaque jour selon l’Écriture.

« Et il est si vrai que les justes pèchent en cette sorte, qu’il est rare que les grands saints pèchent autrement. Car comment pourroit-on concevoir que ces âmes si pures, qui fuient avec tant de soin et d’ardeur les moindres choses qui peuvent déplaire à Dieu aussitôt qu’elles s’en aperçoivent, et qui pèchent néanmoins plusieurs fois chaque jour, eussent à chaque fois, avant que de tomber, « la connoissance de leur infirmité en cette occasion, celle du médecin, le désir de leur santé, et celui de prier Dieu de les secourir, » et que, malgré toutes ces inspirations, ces âmes si zélées ne laissassent pas de passer outre et de commettre le péché ?

« Concluez donc, mon père, que ni les pécheurs, ni même les plus justes, n’ont pas toujours ces connoissances, ces désirs, et toutes ces inspirations, toutes les fois qu’ils pèchent ; c’est-à-dire, pour user de vos termes, qu’ils n’ont pas toujours la grâce actuelle dans toutes les occasions où ils pèchent. Et ne dites plus avec vos nouveaux auteurs, qu’il est impossible qu’on pèche quand on ne connoît pas la justice : mais dites plutôt avec saint Augustin, et les anciens Pères, qu’il est